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Que les beautés de l'exécution ne rendent pas feules un Poëme un bon ouvrage. comme elles rendent un Tableau un ouvrage précieux.

Il n'en eft pas des Poëtes, qui n'ont

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d'autre mérite que celui d'exceller dans la verfification, & qui ne fçavent pas nous dépeindre aucun objet capable de nous toucher, mais qui, pour me fervir de l'expreffion d'Horace, ne mettent fur le papier que des niaiseries harmonieufes, comme des Peintres dont je viens de parler. Le public ne fait jamais beaucoup de cas des ouvrages d'un Poëte qui n'a pour talent que celui de réuffir dans la mécanique de fon Art. On auroit tort cependant d'accufer le Public de rigueur envers les Poëtes & d'indulgence envers les Peintres. Il eft tout autrement difficile d'être bon colorifte & diffinateur élégant, que grand arrangeur de mots & rimeur exact. D'ailleurs il n'eft point d'imitation de la nature dans les compofitions du fimple Tome I

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verfificateur, ou du moins, comme je l'expoferai plus au long dans la fuite de cet ouvrage, il eft bien difficile que des vers françois imitent affez bien dans la prononciation le bruit que le fens de ces vers décrit, pour donner beaucoup de réputation au Poëte qui ne fçauroit pas faire autre chofe. La rime n'eft pas l'imitation d'aucune beauté qui foit dans la nature; mais, comme je viens de le dire, il est une imitation précieuse des beautés de la nature dans les tableaux du Peintre qui ne fçait que bien colorer. Nous y retrouvons la chair des hommes, & nous reconnoissons dans fes payfages lesdifférens effets de la lumiere & la couleur naturelle de tous les objets,

Dès que le mérite principal des Poëmes & des Tableaux confifte à repréfenter des objets capables de nous attacher & de nous toucher fi nous les voyions véritablement, il eft facile de concevoir combien le choix du fujet eft important pour les Peintres & pour les Poëtes, Ils ne peuvent le choisir trop intéreffant,

Cui lecta potenter erit res

Nec facundia deferet hunc, nec lucidus ordo̟. (a) (a) Horat, de Arte Poëtic

SECTION XII.

Qu'un ouvrage nous intéreffe en deux manieres: comme étant un homme en général, & comme étant un certain homme en particulier.

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N fujet peut être intéreffant en deux manieres. En premier lieu, il est intéreffant de lui-même, & parce que fes circonstances font telles qu'elles doivent toucher les hommes en général. En fecond lieu, il eft intéreffant par rapport à certaines perfonnes feulement, c'est-à-dire, que tel fujet qui n'eft capable que de s'attirer une attention médiocre de la part du commun des hommes, s'attire cependant une attention très-férieufe de la part de certaines perfonnes. Par exemple, un portrait eft un tableau affez indifférent pour ceux qui ne connoiffent pas la perfonne qu'il repréfente; mais ce portrait eft un tableau précieux pour ceux qui aiment la perfonne dont il eft le portrait. Des vers remplis de fentimens pareils aux nôtres, & qui dépeignent

une fituation dans laquelle nous fommes, ou même une fituation dans laquelle nous aurions été autrefois, ont pour nous un attrait particulier. Le fujet qui renferme les principaux événemens de l'Hiftoire d'un certain peuple eft plus intéreffant pour ce peuple-là, que pour une autre Nation. Le fujet de l'Enéïde étoit plus intéreffant pour les Romains qu'il ne l'eft pour nous. Le fujet du Poëme de la Pucelle d'Orléans eft plus intéreffant pour nous que pour les Italiens. Je ne parlerai pas plus au long de cet intérêt de rapport & particulier à certains hommes comme à certains tems, d'autant qu'il eft facile aux Peintres & aux Poëtes de connoître fi les fujets qu'ils entreprennent de traiter intéreffent beaucoup les per fonnes devant lefquelles ils doivent produire leurs ouvrages.

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Je me contenterai donc de faire deux réflexions à ce fujet. La premiere eft qu'il eft bien difficile qu'un poëme de quelque étendue, & qui ne doit pas être foutenu par le pathétique de la déclamation, ni par l'appareil du théâtre, réuffiffe, s'il n'eft pas compofé fur un fujet qui réuniffe les deux intérêts

je veux dire fur un fujet capable de toucher tous les hommes, & qui plaife encore particuliérement aux compatriotes de l'Auteur, parce qu'il parle des chofes aufquelles ils s'intéreffent le plus. On ne lit pas un poëme pour s'inf truire, mais pour fon plaifir; & on le quitte quand il n'a point un attrait ca pable de nous attacher. Or il eft prefque impoffible que le génie du Poëte foit affez fertile en beautés, & que le Poëte puiffe les diverfifier encore avec affez de variété pour nous tenir attentifs, pour ainfi dire, à force d'efprit, durant la lecture d'un Poëme épique. C'eft

C'est trop ofer que d'entreprendre

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à la fois d'exciter & de fatisfaire notre curiofité. C'est trop hafarder que de vouloir nous faire aimer des perfonnages qui nous font pleinement indifférens avec affez d'affection, pour être émus de tous leurs fuccès & de toutes leurs traver fes. Il eft bon que le Poëte fe prévaille de toutes les inclinations & de toutes les paffions qui font déja en nous, principalement de celles qui nous font propres comme citoyens d'un certain pays, ou par quelque autre endroit, Le Poëte qui intro

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