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il faut qu'une telle idée y demeure quelque tems avant que d'y bien prendre fa place. Alors l'efprit fe livre fans diftraction à ce qui le touche. Un curieux d'Architecture n'examine une colonne, & il ne s'arrête fur aucune partie d'un Palais, qu'après avoir donné le coup-d'œil à toute la maffe du bâtiment, qu'après avoir bien placé dans fon ima gination l'idée diftincte de ce Palais.

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SECTION XLIV.

Que les Poëmes dramatiques purgent las paffions. IL fuffit de bien connoître les paffions violentes, pour defirer férieufement de n'y jamais être affujetti, & pour pren dre des réfolutions qui les empêchent, du moins, de nous fubjuguer fi facilement. Un homme qui fçait quelles inquiétudes la paffion de l'amour eft capable de caufer; un homme qui fçait à quelles extravagances elle conduit les plus fages, & dans quels périls elle précipite les plus circonfpects, defirera très-férieufement de n'être jamais livré Tome I. y

à cette yvreffe. Or les Poëfies dramatiques, en mettant fous nos yeux les égaremens où les paffions nous conduifent, nous en font connoître les fymptômes & la nature plus fenfiblement qu'un livre ne fçauroit le faire. Voilà pourquoi l'on a dit dans tous les tems, que la Tragédie purgeoit les paffions. Les autres Poëmes peuvent bien faire quelque effet approchant de celui de la Tragédie mais comme l'impreffion qu'ils font fur nous, n'est point à beaucoup près auffi grande que l'impreffion que la Tragédie fait, à l'aide du théâtre, il ne font pas auffi efficaces que la Tragédie pour purger les paffions.

Les hommes avec qui nous vivons, nous laiffent prefque toujours à deviner le véritable motif de leurs actions, & quel eft le fond de leur cœur. Ce qui s'en échappe au-dehors, & ce qui ne paroît qu'une étincelle vient souvent d'une incendie qui fait des ravages af freux dans l'intérieur. Il arrive donc fouvent que nous nous trompons nousmêmes, en voulant deviner ce que penfent les hommes ; & plus fouvent encore ils nous trompent eux-mêmes dans ce qu'ils nous difent de la fituation de

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leur cœur & de leur efprit. Les perfonnages de Tragédie quittent le masque devant nous. Ils prennent tous les fpectateurs pour confidens de leurs véritables projets & de leurs fentimens les plus cachés. Il ne laiffent rien à deviner aux fpectateurs que ce qui peut être deviné furement & facilement. On peut dire la même chose des Comédies.

D'ailleurs la profeffion du Poëte dramatique eft de peindre les paffions telles qu'elles font réellement, fans exagérer les chagrins qui les accompagnent, & les malheurs qui les fuivent. C'est encore par des exemples qu'il nous inftruit. Enfin, ce qui doit achever de nous convaincre de fa fincérité, nous nous reconnoiffons nous-mêmes dans fes tableaux. Or la peinture fidelle des paffions fuffit feule pour nous les faire craindre, & pour nous engager à prendre la réfolution de les éviter avec toute l'attention dont nous fommes

capables. Il n'eft pas befoin que cette peinture foit chargée. Qui peut, après avoir vu le Cid, ne point appréhender d'avoir une explication chatouilleufe dans un de ces momens où nos humeurs font aigries? Quelle réfolution ne for

me t'on pas de ne point traiter les affaires qui nous tiennent trop au cœur, dans ces inftans, où il eft fi facile que l'explication aboutiffe à une querelle? Ne le promet-on point de fe taire, du moins dans toutes les occafions où notre imagination trop émue peut nous faire dire quatre mots, que nous voudrions racheter par un filence de fix mois? Cette crainte des paffions ne laiffe pas d'avoir quelque effet.

Il n'eft guéres de paffion qui ne foit un petit feu dans fon commencement, & qui ne s'éteignît bientôt, fi une juste défiance de nous-mêmes nous faifoit fuir les objets capables de l'attifer. Phedre criminelle, malgré elle-même, est une fable comme celle de la naissance de Bacchus & de Minerve.

Qu'on ne me faffe point dire après cela, que les Poëmes dramatiques font un reméde fouverain & univerfel en morale; je fuis trop éloigné de rien penfer d'approchant: je veux dire seulement que les Poëmes dramatiques corrigent quelquefois les hommes, & que fouvent ils leur donnent l'envie d'être meilleurs. C'eft ainfi que le fpectacle imaginé par les Lacédémoniens,

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pour infpirer l'averfion de l'yvrognerie à leur jeuneffe, faifoit fon effet. L'horreur que la manie & l'abrutiffement des efclaves, qu'on expofoit yvres fur un théâtre, donnoit aux fpectateurs, laiffoient en eux une ferme réfolution de réfifter aux attraits de ce vice. Cette réfolution empêchoit quelques jeunes gens de prendre du vin avec excès quoiqu'elle ne fût point capable d'en retenir plufieurs autres. Il eft des hommes trop fougueux pour être retenus par des exemples,& des paffions trop allumées pour être éteintes par des réflexions philofophiques. La Tragédie pur. ge donc les paffions à peu près comme les remédes guériffent, & comme les armes défenfives garantiffent des coups des armes offenfives. La chofe n'arrive pas toujours, mais elle arrive quelquefois.

J'ai fuppofé, dans tout ce que je viens de dire, la morale des piéces de théâtre auffi bonne qu'elle doit l'être. Les Poëtes dramatiques dignes d'écrire pour le théâtre, ont toujours regardé l'obligation d'infpirer la haine du vice & l'amour de la vertu, comme la premiere obligation de leur Art. Ce que je puis

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