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SECTION XXXVI.

De la Rime.

La néceffité de rimer eft la régle de

A

la Poëfie dont l'observation coûte le plus, & jette le moins de beautés dans les vers. La rime eftropie fouvent le fens du difcours, & elle l'énerve prefque toujours. Pour une pensée heureuse que l'ardeur de rimer richement peut faire rencontrer par hafard, elle fait certainement employer tous les jours cent autres pensées dont on auroit dédaigné de fe fervir fans la richesse ou la nouveauté de la rime que ces pensées

amenent.

Cependant l'agrément de la rime n'eft point à comparer avec l'agrément du nombre & de l'harmonie. Une fyllabe terminée par un certain fon, n'eft point une beauté par elle-même. La beauté de la rime n'eft qu'une beauté de rapport qui confifte en une confor mité de définance entre le dernier mot d'un vers, & le dernier mot du vers réciproque, On n'entrevoit donc cette

beauté qui paffe fi vîte, qu'au bout de deux vers, & après avoir entendu le dernier mot du fecond vers qui rime au premier. On ne fent même l'agrément de la rime qu'au bout de trois & de quatre vers, lorfque les rimes mafculines & féminines font entrelacées, de maniere que la premiere & la quatriéme foient mafculines, & la feconde & la troifiéme féminines, mêlange qui eft fort en usage dans plufieurs efpeces de Poëfie.

Mais pour ne parler ici que des vers où la rime paroît dans tout fon éclat & dans toute fa beauté, on n'y fent la richeffe qu'au bout du fecond vers. C'eft la conformité de fon, plus ou moins parfait, entre les derniers mots des deux vers, qui fait fon élégance.Or la plupart des Auditeurs qui ne font pas du métier, ou qui ne font point amou reux de la rime, bien qu'ils foient du métier, ne se souviennent plus de la premiere rime affez distinctement lorf qu'ils entendent la feconde, pour être bien flattés de la perfection de ces ri mes. C'eft plutôt par réflexion que par fentiment qu'on en connoît le mérite, tant le plaifir qu'elle fait à l'oreille eft un plaifir mince.

On me dira qu'il faut qu'il fe trouve dans la rime une beauté bien fupérieure à celle que je lui accorde. L'agrément ' de la rime, ajoutera-t'on, s'eft fait fentir à toutes les Nations. Elles ont toutes des vers rimés.

En premier lieu, je ne difconviens pas de l'agrément de la rime; mais je tiens cet agrément fort au-deffous de celui qui naît du rithme & de l'harmo nie du vers, & qui fe fait fentir continuellement durant la prononciation dú vers métrique. Le rithme & l'harmonie font une lumiere qui luit toujours, & la rime n'eft qu'un éclair qui difparoît après avoir jetté quelque lueur. En ef fet, la rime la plus riche ne fait qu'un effet bien paffager. A n'eftimer même le mérite des vers que par les difficultés qu'il faut furmonter pour les faire, il eft moins difficile fans comparaifon de rimer richement que de compofer des vers nombreux & remplis d'harmonie, On trouve des embarras à chaque mot, lorfqu'on veut faire des vers nombreux & harmonieux. Rien n'aide un Poëte François à furmonter ces difficultés, que fon génie, fon oreille & fa perfévérance, Aucune methode réduite en art

ne vient à fon fecours. Les difficultés ne se préfentent pas fi fouvent, quand on ne veut que rimer richement, & l'on s'aide encore, pour les furmonter, d'un Dictionnaire de rimes, le livre favori des Rimeurs féveres. Quoiqu'ils en difent, ils ont tous ce livre dans leur arriere cabinet.

Jetombe d'accord en fecond lieu que nous rimons tous nos vers, & que nos Voifins riment la plus grande partie des leurs. On trouve même la rime établie dans l'Afie & l'Amérique. Mais la plupart de ces peuples rimeurs font barbares; & les peuples rimeurs qui ne le font plus, & font devenus des Nations polies, étoient barbares & prefque fans lettres, lorfque leur poëfie s'eft formée. Les langues qu'ils parloient, n'étoient pas fufceptibles d'une poëfie plus parfaite, lorfque ces peuples ont pofé, pour ainfi dire, les premiers fondemens de leur poëtique. Il eft vrai que les Nations Européennes, dont je parle, font devenues dans la fuite fçavantes & lettrées. Mais comme elles ne fe font polies que long-tems après s'être formées en un corps politique; comme les usages nationaux étoient déja établis, & même

fortifiés

fortifiés par le long-tems qu'ils avoient duré, quand ces Nations se font cultivées par une étude judicieufe de la langue Grecque & de la langue Latine, on a bien poli & rectifié ces ufages, mais il n'a pas été poffible de les changer entierement. L'Architecte, à qui l'on donné un bâtiment gothique à raccommoder, peut bien y faire quelques ajuftemens qui le rendent logeable; mais il ne fçauroit corriger les défauts qui viennent de la premiere conftruction. Il ne lçauroit faire de fon bâtiment un édifice régulier. Pour cela il faudroit ruiner l'ancien, pour en élever un tout neuffur d'autres fondemens.

Ainfi les Poëtes excellens qui ont travaillé en France & dans les pays voifins, ont bien pu embellir, ils ont bien puenjoliver, qu'on me pardonne ce mot, la Poëfie moderne; mais il ne leur a pas été poffible de changer fa premiere conformation, qui avoit fon fondement dans la nature & dans le génie des langues modernes. Les tentatives que des Poëtes fçavans ont faites en France de tems en tems pour changer les régles de notre Poëfie, & pour introduire l'ufage des vers mefurés, à la maniere de Tome I.

Q

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