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bien à la merci des cartes & des dez, quoiqu'elles n'ignorent point les mauvaifes fuites du gros jeu. Les hommes enrichis par fes bienfaits, font connus de toute l'Europe, comme le font ceux auxquels il eft arrivé quelque avanture fingulière. Les hommes riches & ruinés par le jeu, paffent en nombre les gens robuftes que les Médecins ont rendus infirmes. Les fols & les fripons font les feuls qui jouent par un motif d'avarice & dans la vûe d'augmenter leur bien par des gains continuels. Ce n'eft donc point l'avarice, c'est l'attrait du jeu qui fait que tant de personnes se ruinent à jouer. En effet, un joueur habile doué du talent de combiner aifément une infini té de circonftances, & d'en tirer promp tement des conféquences juftes; un joueur habile, dis-je, pourroit faire tous les jours un gain certain en ne rifquant fon argent qu'aux jeux où le fuccès dépend encore plus de l'habileté des tenans, que du hazard des cartes & des dez: cependant il préfère par goût les jeux où le gain dépend entièrement du caprice des dez & des cartes, & dans lefquels fon talent ne lui donne point de fupériorité fur les autres joueurs. La

raifon d'une prédilection tellement oppofée à fes intérêts, c'eft que les jeux qui laiffent une grande part dans l'évé nement à l'habileté du joueur, exigent une contention d'efprit plus fuivie; & qu'ils ne tiennent pas l'ame dans une émotion continuelle, ainfi que le jeu des Landfquenets, la Baffette & les autres jeux où les événemens dépendent entièrement du hazard: à ces derniers tous les coups font décififs, & chaque événement fait perdre ou gagner quelque chofe. Ils tiennent donc l'ame dans une espèce d'extafe, & ils l'y tiennent encore fans qu'il foit befoin qu'elle contribue à fon plaifir par une attention fé. rieufe, dont notre pareffe naturelle cherche toujours à fe difpenfer. La pa reffe eft un vice que les hommes furmontent bien quelquefois, mais qu'ils n'étouffent jamais: peut être eft-ce un bonheur pour la fociété que ce vice ne puiffe pas être déraciné. Bien des gens croyent que lui feul il empêche plus de mauvaises actions que toutes les ver

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Ceux qui prennent trop de vin, ou qui fe livrent à d'autres paffions, en connoiflent fouvent les mauvaises fui

tes

tes bien mieux que ceux qui leur font des remontrances ; mais le mouvement naturel de notre ame, eft de fe livrer à tout ce qui l'occupe, fans qu'elle ait la peine d'agir avec contention. Voilà pourquoi la plupart des hommes font affujettis aux goûts & aux inclinations qui font pour eux des occafions fréquentes d'être occupés agréablement par des fenfations vives & fatisfaifantes. Trahit fua quemque voluptas En cela les hommes ont le même but; mais comme ils ne font pas organifés de même, ils ne cherchent pas tous les mêmes plaifirs.

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SECTION III.

Que le mérite principal des Poemes & des Tableaux confifte à imiter les objets qui auroient excité en nous des paffions réelles. Les paffions que ces imitations font naltre en nous ne font que fuperficielles.

UAND les paffions réelles & véritables qui procurent à l'ame fes fenfations les plus vives, ont des retours fi acheux parce que les momens heuTome I.

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reux dont elles font jouir, font fuivis de journées fi tristes, l'art ne pourroit-il pas trouver le moyen de féparer les mauvaifes fuites de la plupart des paffions d'avec ce qu'elles ont d'agréable? L'art ne pourroit-il pas créer, pour ainfi dire, des êtres d'une nouvelle nature? Ne pourroit-il pas produire des objets qui excitaffent en nous des paffions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les fentons, & incapables de nous caufer dans la fuite des peines réelles & des afflictions vérita bles?

La Poëfie & la Peinture en viennent à bout. Je ne prétends pas foutenir que les premiers Peintres & les premiers Poëtes, ni les autres artifans, qui peuvent faire la même chofe qu'eux, ayent porté fi loin leur idée, & qu'ils fe foient propofé des vûes fi rafinées en travaillant. Les premiers inventeurs du bain n'ont pas fongé qu'il fût un reméde propre à guérir de certains maux, ils ne s'en font fervis que comme d'un rafraîchiffement agréable durant la chaleur, lequel on a découvert depuis être utile pour rendre la fanté dans certaines ma ladies de même les premiers Poëtes &

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les premiers Peintres n'ont fongé peutêtre qu'à flater nos fens & notre imagination; & c'eft en travaillant pour cela qu'ils ont trouvé le moyen d'exciter dans notre cœur des paffions artificielles. C'est par hazard que les inventions les plus utiles à la fociété ont été trouvées. Quoi qu'il en foit, ces phantômes de paffions que la Poëfie & la Peinture fçavent exciter, en nous émouvant par les imitations qu'elles nous préfentent fatisfont au befoin où nous fommes d'être occupés.

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Les Peintres & les Poëtes excitent en nous ces paffions artificielles, en préfentant les imitations des objets capables d'exciter en nous des paffions veritables. Comme l'impreffion que ces imitations font fur nous eft du même genre que l'impreffion que l'objet imité par le Peintre ou par le Poëte feroit fur nous; comme l'impreffion que l'imitation fait n'eft différente de l'impreffion que l'objet imité feroit, qu'en ce qu'elle eft moins forte, elle doit exciter dans notre ame une paffion qui reffemble à celle que l'objet imité y auroit pû exciter. La copie de l'objet doit, pour ainfi dire, exciter en nous une copie

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