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jeu font fans amorce, eft-il touché de l'affliction d'une perfonne qui vient de faire des pertes confidérables, à moins qu'il ne prenne pour elle de ces intérêts particuliers qui font partager tous les fentimens d'une autre perfonne, de maniere qu'on s'afflige de ce qu'elle eft affligée? Sans un pareil motif l'homme qui n'aime pas le jeu, plaindra feulement le joueur d'avoir contracté l'habitude dangereufe de mettre à la difpofition des cártes ou des dez la douceur de fon humeur & la tranquillité de fa vie; c'est parmi ceux qui font tourmentés de maux pareils aux nôtres, que l'inftinct nous fait chercher des gens qui partagent nos peines, & qui nous confolent en s'affligeant avec nous. Didon conçoit d'abord une compaffion tendre pour Enée obligé de s'enfuir de

fa patrie, parce qu'elle-même avoit été obligée de s'enfuir de la fienne. Elle avoit fenti les mêmes peines qu'éprou voit Enée, comme Virgile le lui fait dire.:

Non ignara mali, miferis fuccurrere disco.

Il est encore ordinaire de juger des mouvemens naturels du cœur en général, par les mouvemens de fon propre

cœur. Ainfi ceux qui n'ont point de pente vers une paffion, ne conçoivent point que les fureurs dont le Poëte remplit fes fcènes, & qu'il expofe comme les fuites naturelles d'un emportement dont ils n'ont jamais fenti les accès, foient expofées fuivant la vérité: ou bien les fuites d'une femblable paffion leur paroiffent les pures faillies de l'imagination déréglée d'un Poëte exagérateur: ou bien les perfonnages d'une Piéce ceflent de les intéreffer. Ils ne les regardent plus comme des hommes troublés par une paffion, mais comme des hommes tombés en une véritable démence. Suivant leur fentiment ce font des hommes moins propres à jouer un rôle fur la fcène, qu'à être reclus dans ces maifons où les Nations polies renferment une partie de leurs fols.

Les tranfports forcenés d'un ambitieux, au défefpoir qu'on lui ait préféré pour remplir un pofte éminent & l'objet de fes defirs, celui de fes rivaux qu'il méprifoit davantage , peuvent donc bien intéreffer vivement ceux qui fçavent par leur propre expérience que la paffion que le Poëte dépeint peut ex

citer dans le cœur humain ces mouve mens furieux: mais toutes ces agitations, que quelques Ecrivains nomment la fiévre d'ambition, toucheront foiblement les hommes à qui leur tranquillité naturelle a permis de fe nourrir l'efprit de réflexions philofophiques, & qui plufieurs fois fe font dit à eux-mêmes, que les personnes qui diftribuent les emplois fe déterminent fouvent dans tous les pays & dans tous les tems par des motifs injuftes ou frivoles. Ce qu'ils fçavent du paffé, ce qu'ils prévoyent de l'avenir, les empêche de s'étonner de ce qu'ils voyent. Peu mortifiés, peu furpris même des préférences les plus bizarres, ils font mal difpofés à entrer avec affection dans les peines d'un per fonnage que la promotion d'un concur rent fait fortir de fon bon fens. Pourquoi se défespérer fi fort, diront ils, pour un malheur auffi commun parmi les hommes, que la fiévre ?

Curentur dubii medicis majoribus ægri.
Tu venam vel difcipulo committe Philippi. (a)

Il n'est pas besoin d'être Philofophe pour fupporter un pareil malheur avec conftance. Il fuffit d'être un homme rai fonnable.

(a) Juven. Sat. 13.

Ainfi l'on ne fçauroit blâmer les Poc tes de choifir pour fujet de leurs imita tions les effets des paffions qui font les plus générales, & que tous les hommes reffentent ordinairement. Or de toutes les paffions, celle de l'amour eft la plus générale: il n'eft prefque perfonne qui n'ait eu le malheur de la fentir du moins une fois en fa vie. C'en eft affez pour s'intéreffer avec affection aux peines de ceux qu'elle tyrannife.

Nos Poëtes ne pourroient donc être blâmés de donner part à l'amour dans les intrigues de leurs Piéces, s'ils le faifoient avec plus de retenue. Mais ils ont pouffé trop loin la complaifance pour le goût de leur fiécle, ou, pour dire mieux, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En renchériffant les uns fur les autres, ils ont fait une ruelle de la fcène tragique. Racine a mis plus d'amour dans fes Piéces que Corneille; & la plupart de ceux qui font venus depuis Racine, trouvant qu'il étoit plus facile de l'imiter par fes endroits foibles que par tres, ont encore été plus loin dans la mauvaise route.

les au

que lui

SECTION XVIII.

Que nos voisins difent que nos Poëtes mettent trop d'amour dans leurs Tragédies.

COMME le goût de faire mouvoir par l'amour les refforts des Tragédies n'a pas été le goût des Anciens; comme ce gout n'eft pas fondé fur la vérité, & qu'il fait une violence prefque continuelle à la vraisemblance, il ne fera point peut-être le goût de nos neveux. La poftérité pourra donc blâmer l'abus que nos Poëtes Tragiques ont fait de leur efprit, & les cenfurer un jour d'avoir donné le caractere de Tircis & de Philene, d'avoir fait faire toutes chofes pour l'amour, à des perfonnages illuftres, & qui vivoient dans des fiécles où l'idée qu'on avoit du caractere d'un grand homme n'admet toit pas le mêlange de pareilles foibleffes. Elle reprendra nos Poëtes d'avoir fait d'une intrigue amoureuse la caufe de tous les mouvemens qui arriverent à Rome, quand il s'y forma une conjuration pour le rappel des Tar

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