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SECTION XIV.

Qu'il eft même des fujets spécialement propres à certains genres de Poëfie & de Peinture. Des fujets propres à la Tragédie.

NON feulement certains fujets font plus avantageux pour la Poëfie que pour la Peinture, ou pour la Peinture que pour la Poëfie; mais il eft encore des fujets plus propres à chaque genre de Poëfie & à chaque genre de Peinture, qu'aux autres genres de Poëfie & de Peinture. Le facrifice d'Iphigénie, par exemple, ne convient qu'à un tableau où le Peintre puisse donner à fes figures une certaine grandeur. Un pareil fujet ne veut pas être représenté avec de petites figures deftinées à l'embelliffement d'un payfage. Un fujet grotefque ne veut pas être traité avec des figures auffi grandes que le naturel. Des figures plus grandes que nature, ne feroient point propres à repréfenter une toilette de Venus. Qu'on ne me demande point les raisons phyfi

ques de ces convenances, je n'en pourrois alléguer d'autres que l'inftinet qui nous les dicte, & l'exemple des grands Peintres qui les ont fenties.

Il en eft de même de la Poëfie: les événemens tragiques ne font point propres à être racontés en Epigramme: L'Epigramme peut tout au plus relever & mettre en fon jour quelque circonftance brillante de ces événemens; elle peut nous en faire admirer quelque trait, mais elle ne peut nous y intéreffer. A peine en compte-t'on cinq ou fix bonnes parmi les anciennes & les modernes qui roulent fur de pareils fujets. La Comédie ne veut point traiter des actions atroces, Thalie ne fçauroit faire les imprécations, ni impofer les peines' dûës aux grands crimes. L'Eglogue net convient pas aux paffions violentes & fanguinaires.

Quelques réflexions que je vais faire fur les actions propres à la Tragédie, empêcheront peut-être ceux qui voudront bien y faire attention, de fe mé. prendre fur le choix des fujets qui lui conviennent.

Le but de la Tragédie étant d'exciter principalement en nous la terreur

& la compaffion, il faut que le Poëte Tragique nous faffe voir en premier lieu des perfonnages aimables & eftimables, & qu'il nous les représente enfuite en un état véritablement malheureux. Commencez par faire eftimer aux hommes ceux que vous voulez leur faire plaindre. Il eft donc néceffaire que les perfonnages de la Tra gédie ne méritent point d'être malheureux, ou du moins d'être auffi malheureux qu'ils le font. Si leurs malheurs ne font pas une pure infortune, mais une punition de leur faute, ils en doivent être une punition exceffive. Du moins fi ces fautes font de véritables crimes, il ne faut pas que ces crimes ayent été commis volontairement. Edi pe ne feroit plus un principal perfonnage de Tragédie, s'il avoit fçu dans le tems de fon combat, qu'il tiroit l'épée contre fon propre pere. Les malheurs des fcélérats font peu propres à nous toucher; ils font un jufte fupplice dont l'imitation ne fçauroit exciter en nous ni terreur, ni compaffion véritable.

Un événément terrible eft celui qui nous étonne & qui nous épouvante à

la fois. Or rien n'eft moins étonnant que le châtiment d'un homme qui par fes crimes irrite le ciel & la terre. Ce feroit l'impunité des grands criminels qui pourroit furprendre leur châtiment ne fçauroit donc caufer en nous la terreur ou cette crainte ennemie de la préfomption, & qui nous fait nous défier de nous-mêmes. La peine dûë aux grands crimes ne nous paroît pas à craindre pour nous. Nous fommes fuffifamment raffurés contre la crainte de commettre jamais de femblables forfaits, par l'horreur qu'ils nous infpirent. Nous pouvons craindre des fatalités du même genre que celles qui arrivent à Pyrrhus dans l'Andromaque de Racine, mais non de commettre des crimes auffi noirs que le font ceux de Narciffe dans Britannicus. Un fcélérat qui fubit fa destinée ordinaire dans un poëme, n'excite pas auffi no. tre compaffion; fon fupplice, fi nous le voyions réellement, exciteroit bien en nous une compaffion machinale; mais comme l'émotion que les imitations produifent, n'eft pas auffi tyrannique que celle que l'objet même exciteroit, l'idée des crimes qu'un per

fonnage de Tragédie a commis, nous empeche de fentir pour lui une pareille compaffion. Il ne lui arrive rien dans la catastrophe que nous ne lui ayons fouhaité plufieurs fois durant le cours de la piéce, & nous applaudiffons alors au Ciel qui fe juftifie enfin de fa lenteur à punir.

Perfonne n'ignore qu'on entend en - Poëfie par fcélérat un homme qui viole volontairement les préceptes de la loi naturelle, à moins qu'il ne foit excufé par une loi particuliere à fon pays. Le respect pour les loix de la fociété dont on eft membre, eft une fi grande vertu, qu'elle excufe fur la fcène l'erreur qui nous fait violer la loi naturelle. Ainfi quand Agamemnon veut facrifier fa fille, il viole la loi naturelle fans être en Poëfie un perfonnage fcélérat ; il eft excufé par la réfignation aux loix & à la religion de fa patrie qui autorifoit de pareils meurtres. C'est la loi de fon pays qui fe trouve chargée de l'horreur du crime. On plaint la mifere des hommes de ce tems là qui ne pou voient plus difcerner la loi naturelle à travers les nuages dont les faufles religions. l'enveloppoient. Nous pou

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