Page images
PDF
EPUB

HARPAGON. (Il contrefait sa révérence.) Et moi, ma petite fille ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il vous plaît. ÉLISE. Je vous demande pardon, mon père.

HARPAGON. Je vous demande pardon, ma fille.

ÉLISE. Je suis très-humble servante au Seigneur Anselme ; 5 mais, avec votre permission, je ne l'épouserai point.

HARPAGON. Je suis votre très-humble valet; mais, avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir.

[blocks in formation]

ÉLISE. Non, vous dis-je.

HARPAGON. Si, vous dis-je.

ÉLISE. C'est une chose où vous ne me réduirez point.

HARPAGON. C'est une chose où je te réduirai.

ÉLISE. Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari.

10

15

HARPAGON. Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. 20 Mais voyez quelle audace! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père?

ÉLISE. Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de

la sorte?

HARPAGON. C'est un parti où il n'y a rien à redire ;

je gage que tout le monde approuvera mon choix.

et 25

ÉLISE. Et moi, je gage qu'il ne sauroit être approuvé d'aucune personne raisonnable.

[ocr errors]

2. ma mie, should be m'amie, a contraction of ma amie; mie alone would have no meaning whatever in this sentence. Un homme du 13e siècle qui nous entendrait dire le lendemain au lieu de l'endemain ; quel que soit celui que je visiterai, au lieu de qui que je visiterai; en quelque lieu qu'on arrive, au lieu de en quel lieu qu'on arrive; mon épée au lieu de m'épée (ma épée), s'exprimerait sans doute d'une façon peu flatteuse sur le bon goût et la correction de langage de ses arrière-neveux." LITTRÉ, Hist. de la langue française.

-

5

HARPAGON. Voilà Valère: veux-tu qu'entre nous deux

nous le fassions juge de cette affaire?

ÉLISE. J'y consens.

HARPAGON.

Te rendras-tu à son jugement?
ÉLISE. Oui, j'en passerai par ce qu'il dira.
HARPAGON. Voilà qui est fait.

ΙΟ

SCÈNE V.

VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE.

HARPAGON. Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison, de ma fille ou de moi.

VALÈRE. C'est vous, Monsieur, sans contredit.
HARPAGON. Sais-tu bien de quoi nous parlons?

VALÈRE. Non; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.

HARPAGON. Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage; et la coquine me dit au nez 15 qu'elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela?

20

VALÈRE. Ce que j'en dis?

HARPAGON. Oui.

VALERE. Eh, eh.

HARPAGON. Quoi ?

VALÈRE. Je dis que dans le fond je suis de votre senti

8. qui a raison, de ma fille ou de moi, who is in the right, my daughter or I. De is frequently used after qui and lequel, though the sentence would be freer and less ambiguous if de were left out. Sgan. I. I Qui mieux, ou de vous, ou de moi peut juger . . . etc. See below, II. 3 where the nominative form is used: Qui est plus criminel ou celui qui achète, ou bien celui qui vole, etc.

[ocr errors]

15. qu'elle se moque de le prendre qu'elle refuse, en s'en moquant, de le prendre. Tart. II. 2 Je me moquerais fort de prendre un tel époux=Je me garderais bien de prendre un tel époux.

ment; et vous ne pouvez pas que vous n'ayez raison. Mais aussi n'a-t-elle pas tort tout à fait, et . .

...

HARPAGON. Comment? le Seigneur Anselme est un parti considérable; c'est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage, et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle mieux rencontrer?

VALÈRE. Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c'est un peu précipiter les choses, et qu'il faudroit au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra 10 s'accommoder avec .

HARPAGON. C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu'ailleurs je ne trouverois pas, et il s'engage à la prendre sans dot.

VALÈRE. Sans dot?

HARPAGON.

Oui.

15

VALÈRE. Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous? voilà une raison tout à fait convaincante; il se faut rendre à cela. HARPAGON. C'est pour moi une épargne considérable. VALÈRE. Assurément, cela ne reçoit point de contradic- 20 tion. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que

I. vous ne pouvez pas que, you cannot but be right.

Il ne se peut donc que tu ne sois bien à ton aise.-Fest. de P., III. 3.
Je ne puis cette fois que je ne les excuse.-BOILEAU, Sat. X.

Somehow pas in this expression strengthens the first negation.

4. This gentilhomme qui est noble is doubtless a sarcastic shot aimed at false noblemen, those that assume titles not belonging to them. Molière gets another thrust at them in V. 5:

HARPAGON. In our days the world is full of these assumed noblemen, of these impostors, who take advantage of their obscurity, and with the greatest insolence adopt the first illustrious name which comes into their head.

15. Sans dot? This was suggested by lines 211, 212, 213, 214, Act II. 2, in the Aulularia, where old Megadorus asks for the hand of young Phaedra, Euclio's daughter, who four times repeats that he has no dowry to give her. It is as happy a dramatic hit as Orgon's pauvre homme of Tartuffe, Dandin's tu l'as voulu, and Scapin's Que diable alloit-il faire dans cette galère? All have become proverbial.

5

le mariage est une plus grande affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.

HARPAGON. Sans dot.

VALÈRE. Vous avez raison: voilà qui décide tout, cela s'entend. Il y a des gens qui pourroient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination d'une fille est une chose sans doute où l'on doit avoir de l'égard ; et que cette grande 10 inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents très-fâcheux.

HARPAGON. Sans dot.

VALÈRE. Ah! il n'y a pas de réplique à cela: on le sait bien; qui diantre peut aller là contre? Ce n'est pas qu'il 15 n'y ait quantité de pères qui aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l'argent qu'ils pourroient donner; qui ne les voudroient point sacrifier à l'intérêt, et chercheroient plus que toute autre chose à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient 20 l'honneur, la tranquillité et la joie, et que . . .

25

HARPAGON. Sans dot.

...

VALÈRE. Il est vrai: cela ferme la bouche à tout, sans dot. Le moyen de résister à une raison comme celle-là ?

HARPAGON. (Il regarde vers le jardin.) Ouais! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point qu'on en voudroit à mon argent? Ne bougez, je reviens tout à l'heure.

14. qui diantre peut aller là contre? who the deuce could say anything against that.

26. je reviens tout à l'heure. The fear of being robbed is depicted in a like manner by La Fontaine, in fable II, book VIII, le Savetier et le Financier:

Tout le jour il avoit l'œil au guet; et la nuit,

Si quelque chat faisoit du bruit,

Le chat prenoit l'argent.

His eyes and ears their vigils keep,

And not a cat can tread the floor

But seems a thief slipped through the door.-E. WRIGHT, Jr.

ÉLISE. Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?

5

VALÈRE. C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter; et il y a de certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant, des tempéraments ennemis de toute résistance, des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, 10 vous en viendrez mieux à vos fins, et...

ÉLISE. Mais ce mariage, Valère?

VALÈRE. On cherchera des biais pour le rompre.

ELISE. Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir?

VALÈRE. Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.

ÉLISE. Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.

15

VALÈRE. Vous moquez-vous? Y connoissent-ils quelque 20 chose? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.

HARPAGON. Ce n'est rien, Dieu merci.

VALÈRE. Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite 25 nous peut mettre à couvert de tout; et si votre amour, belle Élise, est capable d'une fermeté... (Il aperçoit Harpagon.)

7.

que la véritê fait cabrer. Why cabrer and not se cabrer? Such was the usage in the 16th, 17th and 18th centuries. F. Godefroy says that the personal pronoun is usually suppressed after the verbs faire, laisser, mener, regarder, sentir, voir, entendre, écouter, when they are followed by another verb which completes the meaning.

22. quel mal il vous plaira . . . d'avoir to be understood; this is an obsolete form for the modern tel mal qu'il vous plaira, whatever illness you please; a sharp hit at the doctors!

« PreviousContinue »