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jugements; ce n'est pas par eux que je juge la beauté ou la bonté des êtres que je puis connaître. Ils sont jugés, et non pas juges; sujets, et non pas souverains: ils ne sont pas la vérité.

Ailleurs, le même saint docteur s'élève contre Fauste le Manichéen ; il lui reproche de s'éloigner de l'arbre de vie, qui est l'éternelle et intérieure sagesse. Tu ne reconnais d'autre vérité et d'autre sagesse, dit-il, que cette lumière qui s'introduit par les yeux à demi ouverts, qui s'augmente, qui se multiplie par les images fabuleuses que tu roules dans ton esprit impudique. — Reviens à moi, dit la vérité, et tu seras purifié, et tu seras réparé, el, si tu trouves en toi la confusion, tu seras recréé en moi. Ecoute celte parole, c'est la véritable vérité qui la prononce; cette vérité qui ne combat point avec des formes trompeuses contre la nation des ténèbres, et qui ne la rachète point par un sang imaginaire (1089).

Nous retrouvons la même doctrine dans la Cité de Dieu.

Il est grand, mais il est rare de s'élever par T'esprit au-dessus de toute créature matérielle et immatérielle, sujette au changement, pour parvenir jusqu'à la substance immuable de Dieu, et apprendre là de Dieu lui-même, que lui seul a créé toute créature qui n'est pas lui. Car alors Dieu parle avec l'homme, non par une créature corporelle... ou imaginaire, comme dans les songes, ou d'une tout autre manière semblable... Mais il parle, par la vérité elle-même, à l'esprit qui est propre à le comprendre. Car il parle alors à ce qu'il y a de plus excellent dans l'homme, à ce à quoi Dieu est supérieur... à ce par quoi l'homme est l'image de Dieu... Mais parce que cet esprit, en qui se trouvent la raison et l'intelligence nalurelles, est rendu, par quelques vices ténébreux et enracinés, incapable non-seulement de s'attacher à Dieu par la jouissance, mais même de

(1089) Nihil alind vocares putaresque veritatem atque sapientiam, nisi lucem istam, quam per male apertos oculos tractam et in immensum auclam multipliciterque variatam per imagines fabulosas impudica mente convolveres... Revertere ad me et mundaberis, reparaberis si confundas tibi et repudiaris inhi. Hoc audi, hoc dicit vera veritas quæ nec fallacibus formis cum tenebrarum gente pugnavit, nec fallaci sanguine te redemit.. (Cont. Faust. Manich., lib. v, cap. 11.)

(1090) Magnum est et admodum rarum universam creaturam corpoream et incorpoream consideratam compertamque mutabilem intentione mentis excedere, atque ad incommutabilem Dei substanbam pervenire, et illic discere ex ipso, quod cunetam naturam, quæ non est quod ipse, non fecit nisi pse. Sic enim Deas cum homine non per aliquam creaturam loquitur corporalem.... neque per ejusmodi spiritualem, que corporum similitudinibus figuratur sicut in somnio, vel quo alio tali modo... sed loquitur ipsa veritate, si quis sit idoneus ad andiendum mente, non corpore. Ad illud enim hobins ita loquitur quod in bomine cæteris quibus homo constat est melius et quo ipse Deus solus et mehor... Sed, quia ipsa mens cui ratio et intelligentia naturaliter inest vitiis quibusdam tenebrosis et veteribus invalida est, non solum ad inhærendum fruendo, verum etiam ad perferendum incommuta. bile lumen, donec de die in diem renovata atque

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supporter cette lumière immuable, jusqu'à ce que, renouvelé et guéri de jour en jour, il devienne capable de ce bonheur, il a dû être d'abord retrempé et purifié par la foi... Voilà pourquoi la vérité elle-même s'est faite homme, sans cesser d'être Dieu (1090).

Cette doctrine qu'il enseigne avec une prédilection évidente, sur laquelle il insiste enseignée avant lui, dans Platon et ses dissi souvent, il l'approuve dans ceux qui l'ont ciples.

Il poratt, dit-il dans le même ouvrage, que le plus fidèlement suivi leur maître, le plus les platoniciens qui ont le mieux compris et grand, sans contredit, des philosophes, enseignent que Dieu est celui en qui il faut troula connaissance, et la règle de la vie. A ceci ver et le principe d'existence, et la raison de correspond la philosophie naturelle, la philosophie rationnelle et la philosophie morale; car, si l'homme est créé de telle sorte que, par ce qu'il y a de plus excellent en lui, il touche celui qui s'élève au-dessus de toutes choses, c'est-à-dire le Dieu un, vrai et bon, sans qui n'instruit, aucun acte n'est profitable, on doit aucune créature n'existe, aucune doctrine chercher celui en qui tout est solidement assis, on doit contempler celui en qui tout nous est droit (1091). certain. on doit aimer celui en qui tout est

Au chapitre 7, après avoir réfuté le sendistinguer les perceptions sensibles des consualisme, il dit que les platoniciens ont su naissances intellectuelles, et qu'ils ont enseigné que la lumière des esprits, pour apprendre toutes choses, est ce Dieu lui-même par qui toutes choses ont été faites (1091*).

Enfin, au 2 chap. du x livre il porte ce jugement des néoplatoniciens :

n'y a pas le moindre désaccord sur cette quesEntre nous et ces excellents philosophes, il tion (celle de la béatitude). Ils ont compris, en

sanata fiat tantæ felicitatis capax, fide primum fuerat imbuenda atque purganda; in qua ut fidentius ambularet ad veritatem ipsa veritas Deus Dei Filius, homine assumpto, non Deo consumpto, eumdem constituit atque fundavit fidem. (De civit. Dei, lib. v, cap. 11.)

(1091) Fortassis enim qui Platonem, cæteris phiJosophis gentium longe recteque prælatum, acutius atque veracius intellexisse atque secuti esse fama celebriore laudantur, aliquid tale de Deo sentiunt, ut in illo inveniatur et causa subsistendi, et ratio intelligendi, et ordo vivendi : quorum trium, unm ad naturalem, alterum ad rationalem, tertium ad moralem partem intelligitur pertinere. Si enim homo tingat id quod cuncta præcellit, id est unum verum ita creatus est, ut per id, quod iu eo præcellit, atoptimum Deum, sine quo nulla natura subsistit, nulla doctrina instruit, nullus usus expedit: ipse quæratur, ubi nobis secura sunt omuia; ipse cernatur, ubi nobis certa sunt omnia; ipse diligatur, ubi nobis recta sunt omnia. (De civit. Dei, lib. viii, c. 4.)

(1091) Hi vero, quos merito cæteris anteponimus, discreverunt ea, quæ mente conspiciuntur ab iis quæ sensibus attinguntur... lumen autem mentium esse dixerunt ad discenda omnia, eundem ipsum Deum a quo facta sunt omnia. (De civit, Dej, lib. viu, cap. 7.)

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effet, et dans leurs écrits ils ont soutenu, avec la plus riche abondance, que ce qui fait leur beatitude, aussi bien que la nôtre, est une lumière objective, intelligible, qui, pour eux, est Dieu lui-même, et autre chose qu'eux-mêmes, une lumière qui les illumine, afin qu'ils brillent et qu'ils soient heureux et parfaits en y purticipant. Bien souvent Plotin, expliquant le sens de Platon, affirme que cette âme même, qu'ils supposent au monde, ne trouve autrement sa béatitude; qu'elle la trouve dans une lumière qui n'est pas cette âme, mais par la quelle elle est créée et par l'illumination inielligible de laquelle elle brille intelligiblement. Il compare ces choses incorporelles avec ces énormes corps célestes, comme si Dieu était le soleil, et l'âme la lune; car ils pensent que la lune est éclairée par la présence objective du soleil. Ce grand platonicien dit donc que l'âme raisonnable, qu'on pourrait plutôt appeler intellectuelle, dans ce genre, il comprend aussi les âmes des immortels et des bienheureux, qu'il reconnait avoir leur demeure dans les cieux, — n'a pas au-dessus d'elle d'autre nature que Dieu qui a fait le monde, et par qui elle-même a été faite que la vie bienheureuse et la lumière pour l'intelligence de la vérité ne viennent pas d'ailleurs aux bienheureux du ciel qu'à nous; et il est en cela d'accord avec l'Evangile, où l'on lit : «Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean; il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas lui-même la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. » --Dans cette distinction il est manifeste que l'ame raisonnable ou intellectuelle, telle qu'elle était dans Jean, ne pouvait être la lumière à elle-méme, mais qu'elle brillait par cette participation à une autre lumière véritable. Jean lui-même avoue ceci, lorsque, lui rendant témoignage, il dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude (1092). »

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Résumons la doctrine du saint docteur. 1. Il enseigne que la vérité n'est que l'intelligence me.ue de Dien se pensant éternellement lui-même. Nulle part il ne parle d'une vérité créée, d'une lumière créée, ni d'espèces intelligibles créées.

Or, il enseigne aussi évidemment que tout

(1092) Sed non est nobis ullus cum his excellentioribus philosophis in hac quæstione conflictus. Viderunt enim, suisque litteris multis modis copiosissime mandaverunt, hinc illos unde et nos beatos fieri, objecto quodam lumine intelligibili, quod Deus est illis, et aliud est quam illi, a quo illustrantur ut clareant, atque ejus participatione perfecti beatique subsistant. Sæpe multumque Plotinus asserit, sensum Platonis explanans, ne illam quidem, quam credunt esse universitatis animam, aliunde esse beatam quam nostram, idque esse lumen quod ipsa non est, sed a quo creata est, et quo intelligibiliter illuminante intelligibiliter luret. Dat enim Similitudinem ad illa incorporea de his cœlestibus conspicuis amplisque corporibus, tanquam ille sit sol et ipsa sit luna. Lunam quippe solis objectu illuminari putant. Dicit ergo ille magnus Platonicus, animam rationalem, sive potius intellectualis dicenda sit, ex quo genere etiam immortalium beato

être intelligent voit et connaît la vérite. Donc il enseigne que tout être intelligent voit et connaît la vérité, qui est éternellemem et immuablement engendrée dans l'intelligence de Dieu.

Pour rejeter cette conséquence, il faut prouver que saint Augustin admet, comme saint Thomas et les péripatéticiens, l'existence d'une vérité objective qui n'est pas Dieu. Or, nous ne croyons pas qu'on trouve dans ses nombreux ouvrages un seul texte en faveur de cette opinion.

2. La doctrine que nous lui attribuons n'est pas seulement une conséquence plus on moins rigoureuse de ses principes, elle est positivement et explicitement exprimée dans les passages que nous avons cités. Les conceptions imaginaires, seuls fantômes, ou seules espèces intelligibles qu'il reconnaisse, loin d'éclairer notre intelligence, l'obscur cissent. Il les compare aux nuages qui s'interposent entre nous et la lumière du soleil, mais qui ne sont pas cette lumière. Ces conceptions ne sont pas les lois de notre raison, mais ses sujets. Il condamne positivement le manichéen Fauste, parce qu'il substitue des images à la vérité, et il approuve l'opinion de Platon, si violemment attaquée par les péripatéticiens, sur la vuel immédiate de la vérité incréée. Ainsi, nul doute que saint Augustin ne soit platonicien, et non péripatéticien. Or, la différence principale qui sépare les deux écoles de Platon. et d'Aristote, c'est, comme tous les historiens de la philosophie l'ont remarqué, que l'une est ontologique, et l'autre psychologique.

On peut nous objecter que les passages de saint Augustin que nous avons cités se rapportent à la connaissance surnaturelle, et non à la connaissance naturelle. Nous répon dons avec M. l'abbé Boucquillon :

Pour sentir la faiblesse de cette objection, il suffit de remarquer que bien des passages clairs et précis se rapportent évidemment à l'ordre naturel, à la nature de l'âme raisonnable, aux idées naturelles qui sont la lumière objective de ses facultés naturelles; que saint Augustin n'insinue pas même d'autre ordre naturel; qu'il ne soupçonne nullement qu'on puisse se méprendre sur la portée de sa do trine; qu'il ne lui est jamais venu à l'esprit qu'il causait une confusion si énorme et si dan

rumque animas esse intelligit, quos in cœlestibus sedibus habitare non dubitat, non habere supra se naturam nisi Dei, qui fabricatus est mundum, a quo et ipsa facta est: nec aliunde illis supernis præberi vitam beatam et lumen intelligentiae veritatis, qua unde præbetur et nobis; consonans Evangelio, ubi legitur: Fuit homo missus a Deo, cui nomen erat Joannes: hic venit in testimonium, ut testimonia perhiberet de lumine, ut omnes crederent per eum Non erat ille lumen, sed ut testimonium perhi beret de lumine. Erat lumen verum quod illumi nat omnem hominem venientem in hunc mundum (Joan. 1, 6-9). In qua differentia satis ostenditur asi mam rationalem vel intellectualem, qualis erat in Joanne, sibi lumen esse non posse, sed alterius ver luminis participatione lucere. Hoc et ipse Joannes fatetur, ubi ei perhibens testimonium dicit: Nos umnes de plenitudine ejus accepimus. (Ibid. 16.) (De civit. Dei, lib. x, c. 2.)

gereuse aans l'esprit de ses lecteurs, en retenant au fond de son esprit et de sa plume ces principes d'intermédiarisme naturel, pendant qu'il s'exprime de cette manière dans une question si grave. S'il emploie pour désigner la lumière, la connaissance. l'amour et la béatitude dans l'ordre naturel, les mêmes termes que pour l'ordre surnaturel; si plusieurs passages peuvent s'appliquer à chacun des deux ordres; si enfin, dans d'autres nombreux passages, il a en vue les deux ordres à la fois, c'est que, pour lui, l'action de Dieu sur l'esprit, et la réaction de l'esprit sur Dieu sont immédiates dans les deux ordres; c'est parce qu'il sait ne pas séparer ces deux ordres sans les confondre, mais leur reconnaître, tout en les distinguant, cette jonction si intime et ces rapports si étroits qui les unissent; c'est parce que la grâce nous est donnée nonseulement pour nous élever à une action surnaturelle, mais aussi pour guérir la faiblesse originaire de l'intelligence naturelle obscurcie par le péché, et généralement incapable de s'élever jusqu'à l'intuition réfléchie de la Divinité (1093).

Saint Augustin n'est pas le seul dans la tradition catholique qui ait enseigné l'ontologisme. Il devait en être ainsi un philosophe si sublime ne pouvait passer sans laisser des traces profondes et durables de son passage. Les grands génies ont toujours eu des disciples. Il serait sans doute intéressant et utile de les suivre, et d'étudier comment, et jusqu'à quel point, ils reproduisirent les enseignements de leur maître, sous quelles formes particulières ils les présentèrent, ce qu'ils ajoutèrent ou retranchèrent, quelles applications nouvelles en furent faites, enfin de raconter l'histoire de cette grande et belle philosophie platonicienne, purifiée par le christianisme, depuis saint Augustin jusqu'à Fénelon, Bossuet, Malebranche et le savant cardinal Gerdil.

Mais un tel travail dépasserait beaucoup les limites que notre plan nous impose. Quelques faits suffiront pour le besoin de notre cause (1094).

Saint Anselme, dans son Dialogue sur la vérité, s'exprime ainsi : Une seule vérité est dans toutes choses... C'est improprement qu'on dit la vérité de telle chose et la vérité de telle autre, car la vérité n'a pas son étre dans les choses dont on l'affirme, elle ne tire pas d'elles son étre, elle ne le possède pas par

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elles. Mais, comme les choses ont été faitesconformes à elle, on dit : la vérité de cette chose, la vérité de la voix, de l'action, de la volonté. La souveraine vérité n'est d'aucune chose (1095).

On peut voir le 11 chapitre du Proslogium. Ses preuves ontologiques de l'existence de Dieu sont uniquement fondées sur le fait de la vue immédiate de la vérité. Si ce fait est admis, elles sont irréfragables; s'il est rejeté, elles ne sont qu'un paralogisme. C'est pour l'avoir considérée à ce second point de vue, que le bon moine Gaunillon et saint Thomas lui-même la combattent sans la détruire.

Saint Bonaventure n'est pas moins explicite. Il dit que nous voyons la lumière nécessaire des jugements et des raisonnements légitimes, par une lumière qui rayonne d'une manière tout à fait immuable, lumière qui ne peut pas être une créature changeante: d'où il conclut que notre intelligence est unie à la vérité éternelle (1096).

Ailleurs il dit que notre esprit est immédiatement formé par la vérité elle-même (1097).

Inutile de citer, au XVIIe siècle, Leibnitz, Malebranche et Bossuet. Fénelon les résume tous dans ce beau passage de son Traité de l'existence de Dieu :

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Voilà donc deux raisons que je trouve en moi l'une est moi-même, l'autre est au-dessus de moi. Celle qui est moi est très-impurfaite, fautive, incertaine, précipitée, sujette à s'égarer, changeante, opiniâtre, ignorante et bornée, enfin ne possède jamais rien que par_emprunt; l'autre est commune à tous les hommes, et supérieure à eux; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux, et à redresser tous les esprits qui se trompent; enfin, incapable d'être jamais épuisée ni partagée, quoiqu'elle se donne à tous ceux qui la veulent. Où est-elle cette raison parfaite qui est si près de moi et si différente de moi, où estelle? Il faut qu'elle soit quelque chose de réel, car le néant ne peut être parfait, niperfectionner la nature imparfaite ? Où est-elle celle raison suprême ? N'est-elle pas le Dieu. que je cherche ?

Et ailleurs:

Quand même je ne serais plus pour penser à l'être des choses, leur vérité ne cesserait point détre: il serait toujours vrai que le néant ne pense point, qu'une même chose ne.

in ipsis rebus, aut ex ipsis, aut per ipsas in quibus esse dicitur, habet suum esse; sed cum res ipsæ secundum illam sunt, dicitur hujus vel illius rei veritas, ut veritas vocis, actionis, voluntatis.... summa veritas per se subsistens nullius rei est. (Dialog. de verit. c. 13.)

(1096) Per lucem omnino incommutabiliter radiantem, quam impossibile est esse creaturam mutabilen... conjunctus est intellectus noster ipsi eternæ veritati. — (Itin. ment. ad D. c. 3, n. 41, 42.)

(1097) Cum ipsa mens nostra immediate ab ipsa veritate formetur.-Ibid., c. 5, n. 59, c. 2, n. 29, ef. 3, n. 41, 42.)

peut tout ensemble étre ou n'être pas; qu'il est plus parfait d'être par soi que d'être par autrui. Les objets généraux sont immuables, et toujours exposés à quiconque a des yeux: ils peuvent bien manquer de spectateurs, mais qu'ils soient vus ou qu'ils ne le soient pas, ils sont toujours également visibles. Les vérités, toujours présentes à tout œil ouvert pour les voir, ne sont done point cette vile multitude d'êtres singuliers et changeants, qui n'ont pas toujours été, et qui ne commencent à être que pour n'être plus dans quelques moments. Où êtes-vous donc, ô mes idées ! qui étes si près et si loin de moi, qui n'êtes ni moi, ni ce qui m'environne, puisque ce qui m'environne, et ce que j'appelle moi-même, est si imparfait?

Quoi done! mes idées seront-elles Dieu ? Elles sont supérieures à mon esprit, puisqu'elles le redressent et le corrigent. Elles ont le caractère de la divinité, car elles sont universelles et immuables comme Dieu. Elles subsistent très-réellement, selon un principe que nous avons déjà posé : rien n'existe tant que ce qui est universel et immuable. Si ce qui est changeant, passager et emprunté, existe réellement, à plus forte raison ce qui ne peut changer, et qui est nécessaire. Il faut donc trouver dans la nature quelque chose d'existant et de réel qui soit mes idées; quel que chose qui soit au dedans de moi, et qui ne soit point moi, qui me soit supérieur, qui soit en moi, lors même que je n'y pense pas; avec qui je croie étre seul, comme si je n'étais qu'avec moi-même; enfin qui me soit plus présent et plus intime que mon propre fonds. Ce je ne sais quoi si admirable, si familier et si inconnu, ne peut être que Dieu. C'est donc la vérité universelle et indivisible qui me montre comme par morceaux, pour s'accommoder à ma portée, toutes les vérités que j'ai besoin de percevoir. (Trait. de l'exist. de Dieu, part, chap. 4, p. 203, édit. de Versailles). Si la raison naturelle était l'unique source de nos connaissances, s'il n'y avait pour l'homme ni révélation surnaturelle, ni science surnaturelle, ni ordre surnaturel, nous devrions borner ici nos recherches sur la nature de nos idées. Nous connaissons ce qu'est la vérité qui nous éclaire, et en l'étudiant plus profondément encore, nous découvririous aisément qu'elle est la règle de nos mœurs, comme elle est la lumière et la loi de notre intelligence. Mais nous savons que Dieu, par une révélation positive et gratuite, a ajouté une lumière surnaturelle à la lumière naturelle; nous savons que l'homme peut et doi cultiver la première, comme il peut et doit cultiver la seconde, et que, de cette culture, naît une science qui est le couronnement de la philosophie. Cette science est la théologie, sans laquelle il est impossible de comprendre le plan divin dans la création du monde et la destinée actuelle de l'homme. Saus doute il faut se garder de confondre la science naturelle et la science surnaturelle, la philosophie et la théologie. Quand la raison. ne le dirait pas, l'expé

rience serait là pour le proclamer: cette confusion, en effet, est la cause secrète de la faiblesse et de l'impuissance d'une école de philosophes chrétiens, qui compta parmi ses membres de si beaux talents et des âmes si généreuses; elle est la canse secrète de ces opinions exagérées qui irriten! et ne ramènent pas, parce qu'elles trouvent dans les consciences une répulsion instinetive qui les condamne: de ces opinions qui présentent le christianisme, non sur le modèle de son divin fondateur, roi pacifique qui veut régner par la force de la vérité et les charmes de la mansuétude, mais comme un tyran dont le sceptre est de fer, et dont la puissance ne repose que sur le glaive de la justice; elle est la cause secrète de cette fière intolérance qui condamne au même degré, et flétrit de la même manière ce que l'Eglise condamne et ce qu'elle tolère; et enfin de ces erreurs funestes dont le triomphe serait le triomphe même du rationalisme qu'on vent anéantir, ou celui du plus dangereux mysticisme.

Mais, si nous devons, à tout prix, maintenir la distinction de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel, ne nous sera-t-il pas permis d'indiquer, même comme philosophe, le point où ils se rencontrent et s'harmonisent, puisqu'ils s'unissent, sans se confondre, d'une intime union? C'est ce que nous nous proposons de faire dans ce chapitre, relativement à la question que nous venons d'étudier. Nous ne pensons pas que nous devions discuter les problèmes philosophiques comme de simples rationalistes, en nous dépouillant complétement de la foi, et sans faire aucun retour sur les sublimes vérités qu'elle nous enseigne. La chose n'est même pas possible: il est impossible de pénétrer un peu profondément dans les problèmes philosophiques, de découvrir les rapports qui les unissent aux problèmes théologiques, de voir comment ils s'éclairent les uns les autres, et de demeurer indifférent. Il est impossible qu'arrivé aux dernières limites de la philosophie, et découvrant tout à coup un horizon nouveau, mille fois plus vaste et plus beau que celui qu'il laisse derrière lui, le philosophe ne pousse au moins un cri d'admiration, comme le voyageur qui a péniblement gravi une montagne escarpée, et qui voit se dérouler à ses yeux des vallées plus riches et plus variées que celles qu'il vient de parcourir.

Nous ne pensons pas cependant qu'il y ait une philosophie chrétienne, comme il y a une Eglise chrétienne, un sacerdoce chrétien, c'est-à-dire une philosophie fondée par Jésus-Christ en dehors des lumières pu rement naturelles, une philosophie qui soit le domaine exclusif de l'Eglise, qu'elle ait mission d'enseigner, comme elle a mission de prêcher l'Evangile, dont elle ait érigé les principes er dogmes de foi. La foi et la grâce guérissent la raison, elles l'élèvent à l'état surnaturel, mais elles ne la remplacent pas. Donc, une philosophie chrétienne n'est et ne peut être qu'une philosophie qui pré

pare à la foi et à la théologie. Il est déplorable de voir l'abus qu'on a fait depuis quelque temps de ce mot chrétien, combien les esprits superficiels se laissent séduire par les expressions dont ils ne cherchent même ras la signification, et omment un mot jeté au hasard peut donner naissance à une grande controverse, dans laquelle les plus graves intérêts sont engagés, et quelquefois compromis. Quand on est allé, dans cette voie, jusqu'à regarder res deux mots chrétien et païen comme deux termes contradictoires et non contraires, en sorte que tout ce qui n'est pas chrétien doit être nécessairement païen, jusqu'à distinguer un latin chrétien et un latin païen, on a bien pu distinguer une philosophie chrétienne et une philosophie païenne.

Nous désirons éviter ces excès. Nous ne renonçons pas, en étudiant la philosophie, au privilége de croire et d'aimer notre foi; mais nous ne l'aimerons pas au point de détruire la raison sans laquelle elle ne serait pas, ou sans laquelle elle cesserait d'être surnaturelle. Si l'homme est capable de devenir chrétien, c'est que l'homme est raisonnable.

Nous sommes arrivés à l'une des limites extrêmes de la philosophie; au delà, son domaine cesse, et celui de la théologie commence. A vant de quitter ce sommet escarpé, arrêtons-nous un instant, respirons un peu, et jetons nos regards sur le champ qui nous est interdit, mais que nous pouvons au moins contempler de loin. Il ne nous est pas encore permis de le cultiver, ni même d'examiner en détail ses productions, mais il ne nous est point défendu de le considérer à distance, de saluer et de nourrir l'espérance de le parcourir bientôt, de l'étudier et de nous nourrir des fruits qui naissent et mûrissent dans ses fertiles vallées.

Nous avons démontré que la vérité est divine, qu'elle est l'intelligence ou la pensée de Dieu qui se pense lui-même, ou lintelligibilité de l'être actuellement intelligible et actuellement perçu par l'être. La philosophie ne peut aller plus loin. Mais la théologie nous apprend que cette éternelle vérité est personnelle, qu'elle est le Verbe de Dieu lui-même. De là des conséquences que nous allons rapidement exposer..

I. Le Verbe divin est la lumière de nos âmes, sans qu'il y ait entre lui et nous aucune réalité interposée.

C'est lui qui nous éclaire, dit Malebranche (vre Médit.), c'est lui qui est le pain de nos intelligences et qui les nourrit, c'est lui qui est la vérité et la vie dans le sens le plus strict de ces mots. Et cette vérité que je viens d'énoncer, c'est lui-même qui nous l'enseigne en parlant à notre raison, en se faisant reconnaitre par les divines Ecritures, et en nous faisant expliquer sa doctrine par les plus saints docteurs, dont les âmes plus pures ont aussi plus de force pour s'approcher de lui et le connaître.

(1098) Voy. Bos UET, Log. liv. 1, chap. 37.

Nos idées sont multiples, il est vrai; mais leur inultiplicité n'est pas une preuve que la vérité soit elle-même divisée et multiple. La faiblesse seule de nos intelligences opère en elle ce déchirement et cette division. Plus j'étudie la pensée, et plus je reconnais une unité profonde dans cette multiplicité apparente. Sans nous perdre dans des détails infinis, je puis dire que la multiplicité des figures est comprise dans l'idée une d'étendue, que l'infinité des nombres n'est que la fécondité de l'unité et de ses rapports avec elle-même. Si je ne pense pas d'une seule pensée tous ces rapports, toutes ces figures et tous ces nombres, c'est parce que ma pensée est étroite et bornée. La multiplicité des hommes est toute dans l'humanité, dont le concept embrasse tous les individus de cette espèce. Je conçois ainsi des genres supérieurs les uns aux autres, qui embrassent tous les genres inférieurs; l'intelligence qui a la connaissance du genre le plus élevé, mais une connaissance adéquate qui ne suppose ni répétition ni multiplicité des actes de l'esprit, l'un ajoutant à l'autre, mais un acte parfait, un acte infini, connaît par un concept unique tous les genres inférieurs; en un mot, la vérité est une comme l'être simplement dit, elle est simple comme lui, indivisible comme lui, parce qu'elle est tout l'être intelligible actuellement pensé; l'intelligibilité égale l'être, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune partie de l'être qui ne soit intelligible, et que l'intelligence égale l'intelligible, c'est-à-dire qu'il n'est pas une partie de l'intelligible qui ne soit actuellement pensé. Comme l'être est infini, l'intelligibilité est infinie, et l'intelligence infinie. Comme cet être ne serait pas infini, s'il était composé de parties distinctes dont l'une compléterait l'autre, de même l'intelligence ne serait pas infinie si elle se composait d'actes distincts, successifs et simultanés qui se compléteraient l'un par l'autre. Je conçois, en un mot, que la vérité est une, et que par une seule et unique vérité toutes les vérités sont vraies. Telle est la loi du langage. Toutes les langues emploient le mot vérité au singulier, pour exprimer tout ce qui est intelligible. Telle est, comme nous l'avons dit ailleurs, la loi de la logique ou de la pensée. Si la vérité était multiple, l'affirmation deviendrait impossible (1098).

Or, quelle est cette vérité qui est toute vérité, sinon la pensée substantielle de l'être qui est tout être, sinon le Verbe divin luimême? Dire que mon âme n'est pas imniédiatement et sans intermédiaire unie au Verbe divin, c'est dire qu'elle n'est pas unie à la vérité, ou bien qu'il y a une vérité universelle et nécessaire qui n'est pas Jui. Ainsi nous sommes en possession, non d'une vérité abstraite, d'une vérité morte, mais d'une vérité vivante, d'une vérité qui est la vie par qui toute intelligence est, et dans laquelle vivent les essences

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