Page images
PDF
EPUB

profondeur, en allongeant ou raccourcissant, à sa fantaisie, les diamètres et les côtés; en divisant, en faisant mouvoir ou reposer les parties de la matière étendue, en les multipliant par tant de chiffres qu'il voudra, etc. Or, ces trois connaissances, d'où l'esprit conclut qu'il peut faire sur la matière toutes ces opérations, ne sont certainement pas des connaisances qui supposent la rue claire et distincte d'aucune infinité actuelle.

Par conséquent, cette conclusion du P. Malebranche: donc l'esprit voit les idées des nombres et de l'étendue actuellement infinies, par l'infinité même qu'il découvre en elles, n'est rien moins qu'une conséquence légitime.

[ocr errors]

--

L'homme n'a pas plus l'idée de l'infini qu'il n'a l'idée de son âme.

A ces preuves de la fausseté des opinions du P. Malebranche sur la vue claire et immédiate de l'infini en tout sens et de l'infinité même, je puis en ajouter encore une qu'il lui sera difficile de désavouer, puisque c'est lui-même qui me la fournit. Car je suis obligé de reconnaître que ce philosophe est l'homme du monde le plus commode à ceux qui veulent le réfuter: en voici un exemple, sans compter ceux qu'on a déjà pu observer, et qu'on aura lieu d'observer encore dans la suite. Il prouve, comme nous avons vu dès le premier chapitre dans un éclaircissement fait exprès, que nous n'avons point l'idée de notre ame; et il le prouve, parce que, si nous avions cette idée, nous connaîtrions très-distinctement en quoi consistent les modifications de l'esprit et les rapports justes et précis de ces modifications: nous ne pourrions nous aviser de douter un seul moment sur ce qui regarde la nature de l'âme, qu'il ne nous serait pas possible d'ignorer: nous ne pourrions la prendre pour ce qu'elle n'est pas, ni la confondre avec le corps; non plus que nous ne pouvons confondre le cercle avec le carré, etc. Néanmoins nous tombons dans toutes ces méprises ou erreurs au sujet de l'âme; ainsi, il faut avouer que nous n'en avons pas d'idées. Ce raisonnement me paraît bon et solide; mais je crois qu'il ne perdra rien de sa force si on l'applique à l'idée de l'infini, pour montrer que nous ne l'avons pas. Car, disons de même :

Si l'esprit avait une idée claire et distincte de l'infini, s'il l'apercevait immédiatement en lui-même, s'il découvrait directement son essence et son existence, son infinité même, certes pas un homme au monde ne pourrait douter un seul moment de cette connaissance; personne, quelque entêté qu'il fût, ne pourrait aller contre une telle vérité, il ne pourrait pas plus la nier, qu'il pourrait nier qu'il voit le soleil, quand il a les yeux ouverts en plein midi; personne n'aurait besoin de leçons, de raisonnements, de réflexions, pour savoir ce que les philosophes prétendent signifier par ce mot infini, comme l'on n'en

a pas besoin pour savoir ce que les

(1057) Recherche, t. I, 1. u, u p., c. 6, p. 218.

l. m,

hommes entendent par ce mot terre; il ne faut qu'un peu de mémoire, pour retenir que l'usage l'a fixé à signifier une chose que nous connaissons tous malgré que nous en ayons. Il ne serait pas besoin de longs raisonnements, pour prouver à qui que ce fût, et aux plus ignorants, l'existence de cet infini, comme il n'en est pas besoin pour prouver au plus jeune enfant, au plus grossier paysan, l'existence de ce qui répond au mot de terre, de soleil, de maison, etc. Enfin il ne pourrait y avoir de disputes sérieuses touchant l'infini, car tout le monde serait également et nécessairement instruit, et des propriétés de cette idée, et des rapports dont elle est ou n'est pas capable.

Cependant le P. Malebranche ne peut nier que le plus grand nombre incomparablement, je ne dis pas seulement des hommes, mais des philosophes, ne doute fort de la vérité de son opinion, touchant la vue claire, immédiate et directe de l'infini, ne prononce même qu'elle est fansse et absurde et cela, après y avoir fait de sérieuses réflexions, et y avoir donné beaucoup plus d'attention qu'il ne leur en faut, pour reconnaître des vérités assez éloignées des premiers principes, et bien moins évidentes que ce que l'esprit aperçoit immédiatement et par une vue très-claire. Que cet auteur se souvienne combien il a employé de raisonnements dans tous ses ouvrages, combien de discours, combien de tours d'éloquence, combien de mouvements des plus pathétiques, pour tâcher de persuader à ses lecteurs que leur esprit voyait l'infini, qu'il en voyait non-seulement l'essence, mais l'existence et l'infinité même si cela était vrai, il n'eût pas été nécessaire de se donner tant de peine pour le prouver; il aurait suffi de dire à chacun rentrez un moment en vous-même, et faites une médiocre attention à la présence de ce grand et magnitique objet auquel vous pensez incessamment, et qui frappe plus vivement votre esprit, que le soleil ne frappe vos yeux.

Donc on ne peut s'empêcher de reconnaître, et le P. Malebranche surtout ne peut refuser d'avouer que nous n'avons point d'idée claire et distincte de l'infini; que l'esprit ne voit point intuitivement son essence et son existence, bien moins encore l'intinité même.

[blocks in formation]

un chat, qu'au préalable il ne sût ce que c'était que l'animal en général. Cependant, je ne crois pas qu'on puisse s'imaginer qu'un petit enfant, qui de son berceau voit marcher dans la chambre un chien ou un chat, et qui apprend avec le temps à les appeler par leur nom, et à les distinguer d'un cheval, d'un oiseau, ait dû avoir au préalable une idée fort nette et fort distincte d'animal en général. Il est, au contraire, très-certain que cet enfant ne se forme l'idée de l'animal en général, que longtemps après; lorsque ayant acquis des connaissances de plusieurs sortes d'animaux, il fait réflexion que, quoiqu'ils diffèrent entre eux par plusieurs choses qui demandent qu'on leur donne à chacun son nom en particulier, cependant ils conviennent aussi tous en quelques choses, et peuvent être tous compris sous un nom général qui réveille dans l'esprit ces qualités communes à tous.

Mais, dit le P. Mallebranche, connaître qu'une chose est finie, c'est connaître qu'elle manque de beaucoup plus de réalité qu'elle n'en a ainsi, puisque, quelque grande que nous la supposions, nous voyons encore qu'elle est finie, ou qu'elle manque de plus de réalité qu'elle n'en a, il faut nécessairement que nous ayons l'idée d'une réalité sans bornes, et plus grande que toute réalité finie: or, avoir l'idée d'une réalité sans bornes, et plus grande que toute réalité finie, c'est connaitre l'infini: donc nous connaissons l'infini, et nous le connaissons avant que de connaître le fini.

Si notre philosophe s'applaudit sur ce raisonnement, comme si c'était une démonsIration, il me paraît qu'il a grand tort; car il est aisé de comprendre que l'esprit, connaissant plusieurs grandeurs finies, par exemple plusieurs longueurs, et sachant que ces longueurs peuvent être mises bout à bout, ou répétées tant qu'on voudra, sans qu'il en coûte davantage que de supposer toujours de nouveaux zéros l'un après l'autre; il peut par conséquent, cet esprit, voir et assurer qu'une longueur, quelque grande qu'on la suppose, pourrait encore être supposée plus grande: et cela, non sur une idée qu'il ait de grandeur actuellement infinie, mais par la connaissance très-finie qu'il a, qu'il ne tient qu'à lui, et qu'il est toujours en son pouvoir d'ajouter à elle-même cette longueur proposée, ou de la multiplier par elle-même, en la prenant autant de fois qu'il aura jugé à propos d'y imaginer des parties. Je crois donc que ce qui trompe ici les Malebranchistes, c'est qu'ils s'imaginent que, quand l'esprit juge qu'une certaine grandeur est bornée et tinie, l'esprit voit une grandeur différente de la grandeur proposée, et juge que l'une manque de ce que l'autre a de plus, de sorte qu'il ne lui serait jamais possible de juger que la première fût finie, s il ne voyait cette seconde infinie ce qui, néanmoins, n'est nullement vrai; car il suffit que l'esprit connaisse la seule grandeur qu'on lui propose, sachant d'ailleurs que cette grandeur peut être ajoute à elle-même, ou multipliée par elle-même,

tant qu'on voudra; pour qu'il juge qu'on la pourrait toujours supposer plus grande, et, par conséquent, pour qu'il dise qu'elle manque de plus de réalité, ou qu'elle est finie, puisqu'on la concevrait effectivement moins bornée, ou comme ayant plus de réalité, si on la supposait encore ajoutée à elle-même on multipliée par elle-même.

En effet, si nous avions l'idée et l'idée claire, comme on l'enseigne dans la métaphysique, d'une réalité positivement et actuellement infinie, plus grande que toute réalité possible: 1° nous n'aurions pas besoin, pour la faire concevoir, d'user d'additions et de multiplications de choses finies ou de degrés imaginaires, en disant, par exemple, à quelqu'un imaginez-vous le grand diamètre du monde encore mille, cent mille, eent millions de fois plus grand; ajoutez encore autant de chiffres qu'il en faudrait pour couvrir la terre, joutez-en encore autant, et encore plus, etc., j'appelle longueur infinie, celle qui passera toujours la longueur imaginée. De même, voulez-vous concevoir l'infinité de la puissance de Dieu? Prenant pour son premier degré ce qu'en découvre la création du monde, ajoutez-en autant d'autres que les opérations des nombres peuvent en fournir, enfin pensez que la pussance divine en possède encore beaucoup plus.

C'est par de pareilles suppositions et par de semblables efforts d'imagination qu'on donne encore quelques idées de tous les autres attributs divins.

Or, encore une fois, si nous avions une idée claire et toujours essentiellement présente à l'esprit, d'une réalité actuellement infinie, il ne faudrait point faire tous ces efforts, toutes ces suppositions, toutes ces opérations pour l'apercevoir, il ne faudrait que rentrer le moins du monde en soi-même, ou plutôt, il ne nous serait pas possible de ne la pas voir beaucoup mieux qu'on ne la pourrait représenter par tous ces artifices. VII. Autre preuve tirée des noms négatifs donnés à l'infini.

Si la réalité infinie éclairait notre esprit par elle-même, jamais les hommes ne se seraient avisés d'user d'un terme négatif, tel qu'est celui-ci, infini, infinité; tels que sont ceux que les langues fournissent sur cette matière. Il aurait été tout naturel d'attacher à cette belle et lumineuse idée, la plus présente et la plus claire de toutes, un terme positif, comme ceux que nous attachons à toutes les choses dont nous avons des connaissances positives et distinctes. Je sais que ces messieurs pourront me répondre que ce terme, infini, n'est pas négatif quant au sens; et que c'est plutôt le mot de fini, dont le sens est négatif: car, fini, c'est ce qui manque ou a négation de plus d'être; au lieu qu'infini, c'est ce qui ne manque point, ce qui n'a point négation d'être.

C'est ainsi que ces purs esprits sortent du monde intelligible et du sein de la Divinité même pour venir chercher dans la grammaire de quoi appuyer les réponses du

Verbe par le fameux principe que deux particules négatives valent une affirmation.

Mais je suis surpris qu'ils ne s'aperçoivent pas que ce que ce raisonnement grammatical fait justement contre eux; car puisqu'on ne peut s'exprimer sur l'objet de leur prétendue connaissance claire et immédiate, qu'en le nommant infini, c'est-à-dire être qui n'a point de non étre; puisque, pour rendre cet être le plus intelligible qu'il se peut, l'on dit qu'il n'a négation de rien, qu'il exclut et nie toute négation; c'est une marque évidente que nous ne pouvons nous en expliquer que d'une manière très-négative; que nous ne pouvons bien dire ce qu'il n'est pas, mais nullement ce qu'il est.

Pour mieux entendre encore ce que je dis ici, il faut considérer que notre esprit ne trouvant point de prise sur les pures négations, et ne pouvant les concevor qu'à raison de la chose positive en qui elles se trouvent, il s'accoutume naturellement à les regarder dans l'idée de cette chose positive, comme si elles en étaient elles-mêmes des proprié tés positives; après quoi il se croit, pour ainsi dire, en droit de les nier, de les exclure, de les écarter d'un sujet; de la même façon qu'il nie, qu'il exclut, qu'il écarte une propriété réelle et positive: et si l'on médite un peu sur cette observation, je crois qu'on s'apercevra que l'idée ou le sens qui répond à ce mot, infini, est véritablement négative, aussi bien que le mot ou le terme vocal, quoique ce terme représente négation de négation; parce que la seconde négation est nice parla première, à la façon des réalités positives, ayant été conçue de la même manière. D'où il suit que le sentiment commun est très-vrai; savoir, que nous ne connaissons l'infini que d'une manière négative, puisque nous ne pouvons nous en expliquer que par des termés négatifs. En un mot, nous le connaissons par l'idée vague que nous avons de l'être en général et indéterminé, et que nous jugeons lui convenir aussi bien qu'aux êtres finis: mais nous ne le connaissons que négativement comme infini; parce que nous ne Je distinguons des êtres finis qu'en niant et écartant de lui les bornes et les limites de ceux-ci.

Que si l'on me demandait d'où l'esprit peut savoir que pour parler juste de ce grand objet, il faut en nier toute imperfection et toutes bornes, et le nommer infini, c'est-àdire être qui n'a nulle fin d'être? je répondrais que l'esprit a appris cela, non par une vue claire et immédiate de cet objet en luimême, car nous avons prouvé que cela ne pouvait se dire, mais par cette impression

(1058) On voit que le P. Dutertre lui-même était en ceci très-bon cartésien. Cependant si l'honime a l'idée innée et naturelle de Dieu, pourquoi n'auraitil pas l'idée innée et naturelle de l'infini, et pourquoi ne le verrait-il pas directement? (A. BONNETTY.) (1039) Voyez tout ce qu'il y a d'obscur et d'embarrassé dans ce système d'idées innées et naturelles. Le P. Dutertre est forcé d'avouer 1° que cette idée est très-obscure; 2° qu'elle ne nous donne de Dieu qu'une idée imparfaite. Or, est-ce qu'il peut

naturelle et nécessaire que nous éprouvons en nous-mêmes, par laquelle nous nous sentons portés à vouloir toujours quelque chose de plus grand que ce que les êtres créés et finis nous présentent, et qui produit en nous ce dégoût qu'on ne manque pas d'avoir de quelque objet que ce soit, qui nous ait d'abord surpris et enchantés, lorsque nous avons employé assez de temps ou à le considérer, ou à le goûter, pour épuiser la capacité qu'il avait de satisfaire pour quelques moments ou notre esprit ou notre cœur sentiment dont on peut tirer une preu ve solide de l'existence de Dieu, et qu'on peut appeler, dans un sens très-véritable, l'idée innée ou naturelle que tout homme a de Dieu (1038). Mais, encore un coup, cette idée de l'être infini est très-obscure, bien loin d'être claire; elle ne nous découvre que très-imparfaitement l'Etre infiniment parfait, bien loin de nous le faire voir immédiate. ment en lui-même; elle nous le fait seulement sentir autant qu'il est nécessaire pour que l'esprit s'aperçoive qu'il ne peut y atteindre et que tout ce qu'il en peut dire de mieux, c'est que cet Etre a tout ce que les créatures peuvent avoir de bon et de parfait, sans rien avoir de ce qu'elles ont d'imparfait et de défectueux (1039).

Or, cela ne s'appelle point former l'idée de l'infini, de l'assemblage confus des êtres particuliers, comme notre auteur assure sans fondement que le font les philosophes (1040); mais c'est avoir l'idée d'un être très-distingué de tous les êtres particuliers, qui ait lui seul plus de perfections qu'ils n'en ont tous ensemble et n'ait aucune des imperfections qu'ils ont.

Je pourrais, avant de finir ce chapitre, m'étendre encore un peu sur ce que le P. Malebranche assure d'un côté, que l'esprit aperçoit immédiatement et découvre dans ses idées, l'infinité même qui leur appartient (1041); c'est-à-dire qu'il voit clairement intuiti vement l'infinité de ces objets réellement infinis qui sont immédiatement présents à son esprit: quoique, d'un autre côté, il convienne et avec raison que l'esprit ne peut comprendre l'infini ni le mesurer (1042). Car ces propositions rapprochées les unes des autres me paraissent renfermer quelque contradiction: j'ai peine à concevoir qu'un esprit qui ne comprend pas l'intini, voit cependant clairement son infinité, ou qu'un esprit qui voit clairement l'infinité même de l'objet infini ne comprenne pas cet objet; puisque l'infini n'est incompréhensible que par son infinité. Notre auteur pourrait bien avoir poussé son mépris pour les philosophes et les théoexister de Dieu imparfait? 3° Qu'est-ce que sentir Dieu? ce terme exprime-t-il quelque chose? le sentiment est-il une notion? On pourrait faire encore mille questions toutes insolubles dans le système de l'idée innée de Dieu. (A. B.)

(1040) E. et Recher., t. I, 1. m, ue part., c. 6,

p. 218.

(1041) E. 1, p. 32. 29. (1042) Ibid., p.

E. 8.

[blocks in formation]

logiens même de l'école, jusqu'à ne vouloir pas s'instruire de la différence qu'ils mettent entre connaître une chose qui a telle qualité, et la connaître en tant qu'elle a telle qualité, et par la connaissance de cette qualité-là même par exemple, entre connaître l'objet qui, en soi, est infini, et connaître cet objet en tant qu'il est infini; et plus encore, par son infinité même.

Mais la matière de l'infini passant infiniment la portée de notre esprit, comme le P. Malebranche l'avoue lui-même, je crois devoir suivre ici, mieux qu'il n'a fait, son propre conseil, qui est de ne pas s'engager trop avant dans des choses dont les idées nous manquent. Aussi bien crois-je en avoir assez dit pour faire voir la fausseté et la témérité de ces propositions; que nous avons une idée claire et distincte de l'infini; que nous voyons directement et immédiatement l'infini même ; qu'il est par lui même toujours présent à nos esprits; que nous voyons dans lui-même et son essence et son existence; que l'esprit découvre, non-seulement l'infini, mais l'infinité même de l'objet infini, etc.

Terminons par cette page éloquente de M. Cousin:

« Oui, Dieu est vraiment infini, et par là en effet l'incompréhensibilité lui appartient; mais il faut bien entendre dans quel sens et dans quelle mesure. Disons d'abord que Dieu n'est point absolument incompréhensible, par cette raison manifeste qu'étant la cause de cet univers il y passe et s'y réfléchit, comme la cause dans l'effet par là nous le connaissons. « Les cieux racontent sa gloire, et depuis la création, «ses vertus invisibles sont rendues visibles dans ses ouvrages; » sa puissance dans les milliers de mondes semés dans les déserts animés de l'espace; son intelligence dans leurs lois harmonieuses; enfin ce qu'il y a en lui de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d'amour que contient le cœur de l'homme. Et il faut bien que Dieu ne nous soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s'entretiennent de Dieu depuis le premier jour de la vie intellectuelle de l'humanité. Dieu donc, comme cause de l'univers, s'y révèle pour nous; mais Dieu n'est pas seulement la cause de l'univers, il en est la cause parfaite et infinie, possédant en soi, non pas une perfection relative qui n'est qu'un degré d'imperfection, mais une perfection absolue, une infinitude qui n'est pas seulement le fini multiplié par lui-même en des proportions que l'esprit humain peut toujours accroître, mais une infinitude vraie, c'est-à-dire l'absolue négation de toutes bornes dans toutes les puissances de son être. Des lors, il répugne qu'un effet indéfini exprime adéquatement une cause infinie; il

répugne donc que nous puissions connaître absolument Dieu par le monde et par l'homme, car Dieu n'y est pas tout entier. Songezy: pour comprendre absolument l'infini, il faut le comprendre infiniment, et cela nous est interdit; Dieu, tout en se manifestant, retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut absolument manifester, ni, par conséquent, nous permettre de comprendre absolument. Il reste donc en Dieu, malgré l'univers et l'homme, quelque chose d'inconnu, d'impénétrable, d'incompréhensible. Par dela ces incommensurables espaces de l'univers, et sous toutes les profondeurs de l'âme humaine, Dieu nous échappe dans celle infinitude inépuisable d'où sa puissance infinie peut tirer sans fin de nouveaux mondes, de nouveaux êtres, de nouvelles manifestations qui nel'épuiseraient pas plus que toutes les autres. Dieu nous est par là incompréhensible, mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et précise, car nous avons l'idée la plus précise de l'infinitude. Et cette idée n'est pas en nous un raffinement métaphysique; c'est une conception simple et primitive, qui nous éclaire dès notre entrée en ce monde, lumineuse et obscure tout ensemble, expliquant tout et n'étant expliquée par rien, parce qu'elle nous porte d'abord au faîte et à la limite de toute explication. Quelque chose d'inex plicable à la pensée: voilà où tend la pensée elle-même; l'être infini, voilà le principe né

cessairre de tous les êtres relatifs et finis. La raison n'explique pas l'inexplicable, elle le conçoit. Elle ne peut comprendre d'une manière absolue l'infinitude; mais elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations indéfinies qui la découvrent; et de plus, comme on l'a dit, elle la comprend en tant qu'incompréhensible. C'est donc une égale erreur de déclarer Dieu absolument compréhensible. Il est l'un et l'autre; invisible et présent, répandu et retiré en lui-même, dans le monde et hors du monde, si familier et si intime à ses créatures qu'on le voit en ouvrant les yeux, qu'on le sent en sentant battre son cœur, et en même temps inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé à tout et séparé de tout, se manifestant dans la vie universelle et y trahissant à peine une ombre éphémère de son essence éternelle, se communiquant sans cesse et demeurant incommunicable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché, Deus vivus et Deus absconditus.» (COUSIN, Cours de l'Histoire de la Philosophie moderne. 6 vol. in-12, Paris, 1846, t. IV, 12 leçon.-V. LEIBNITZ.

INFINI. Voy. PANTHÉISME.-Discussion sur l'idée de l'infini entre le P. Malebranche et le P. Dutertre. Voy. INFINI.

INFINI, dans l'espace, source de mystères pour l'athée. Voy. ATHEISME.

JUSTICE (LA), est-elle la seule règle morale. V. SIMON (JULES), analyse de son livre intitulé: Du Devoir.

K

KANT. Ce qu'ont fait en Angleterre les professeurs écossais, pour combattre le doute et l'immoralité sortis du matérialisme, Kant et ses disciples le font en Allemagne par des procédés analogues, mais avec plus de profondeur et d'originalité. C'est encore l'état de la philosophie qui provoque ces nouveaux efforts.

Là s'était surtout propagé l'idéalisme cartésien qui, après avoir produit Malebranche et Spinosa, s'était résumé dans l'éclectisme de Leibnitz. Toutefois, cet éclectisme manquait de forme; la vie agitée de ce puissant esprit ne lui avait pas laissé le loisir de réunir en un corps de doctrine les vues lumineuses, les idées fécondes dont il avait semé ses ouvrages. Mais, après lui, Wolf (16791754) s'en empare, les recueille, les systématise, comble les lacunes qui les séparent, en écarte les hypothèses, et, coordonnant les résultats de ce travail d'après un plan en quelque sorte encyclopédique, en forme un vaste ensemble, qu'il partage en philosophie spéculative et en philosophie pratique. Dans la première, il comprend la logique, et sous le nom de métaphysique, l'ontologie, une psychologie toute rationnelle, la cosmologie et Ja théologie; dans la seconde, la philosophie pratique universelle, puis la morale, le droit naturel et la politique. C'est un système complet, dont toutes les parties sont logiquement enchaînées, où tout se tient, où toutes les propositions se déduisent des principes et les unes des autres, suivant la inéthode des mathématiciens. En un mot, c'est l'idéalisme rationnel constitué a priori, c'est la synthèse en action, proscrivant l'analyse et avec elle toute recherche expérimentale; c'est, pour les procédés comme pour les doctrines, l'opposé de l'empirisme sensualiste. Cet idéalisme doit à l'exposition scientifique dont il est revêtu, les succès et l'influence qu'il obtient assez longtemps dans les universités. Toutefois, il n'y règne pas sans opposition, et s'il a ses partisans et ses défenseurs, tels que Buffinger (1750), Ganz, Cramer (1753), Baumgarten (1762), Meyer, etc., il rencontre aussi des adversaires acharnés, des critiques sévères dans Joachim Lange (1744), Muller, André Rudiger (1731), Crusius (1775,, etc.

En face de cet idéalisme et par suite des débats dont il est l'objet, s'introduisent et se répandent les idées anglaises et françaises. Elles sont surtout propagées par les écrivains que Frédéric II attire à sa cour, et par la sympathie qu'il montre pour elles. Maupertuis, d'Argens, Lamettrie, Voltaire exercent leur influence à Berlin et y développent, plus audacieusement qu'en France, les conséquences de leur philosoph e. Ils déversent le ridicule sur les formes pédantesques dont Wolf a revêtu le rationalisme; ils le discréditent dans l'opinion, et déterminent, chez plusieurs esprits, une tendance

marquée vers l'empirisme. Les effets de cette tendance sont, d'un côté, les progrès de la philosophie expérimentale; de l'autre, la lutte des opinions contraires, un scepticisme que fortifient les arguments de Berkeley et de Hume, enfin de nombreux essais, produits par un éclectisme vague et superficiel, conséquence des embarras qu'éprouve la réflexion et des doutes qui l'assiégent. Sulzer (1779), Basedow (1790), Mendelsohn (1786), Eberhard (1809), Meiners (1810), Ernest Platner (1818), et une foule d'autres oscillent indécis entre les deux systèmes.

L'Allemagne se trouve ainsi partagée entre ces deux tendances. L'idéalisme y domine. mais il est attaqué par le matérialisme, et celui-ci entraîne à sa suite un scepticisme qui menace de tout détruire. C'est pour combattre ce double ennemi que se lève un nouvel athlète.

Emmanuel KANT, né à Konisberg en 1724, y fait toutes ses études, y prend ses degrés, y professe de 1752 à 1793, et y meurt en 1804, sans en être sorti. On ne voit guère

que chez les Grecs de vie aussi calme, aussi exempte d'ambition, aussi complétement consacrée à l'étude. De rares dispositions développées avec soin, une prodigieuse mémoire, un génie philosophique réunissant la profondeur à la sagacité et l'originalité à la force, le placent hors ligne et l'élèvent au niveau de Leibnitz. Kant est aussi une encyclopédie vivante, et en lui se trouvent plu sieurs savants: mathématicien, astronome, physicien, naturaliste, il possède, en histoire et en littérature, une vaste érudition; il a tout vu, tout étudié, et la science humaine lui paraît manquer de bases, surtout du côté de la philosophie. La variété des systèmes que celle-ci présente, la versatilité des opinions, le sort des théories les plus ingénieuses, élevées, combattues et renversées presqu'au même instant; ces étranges vicissitude, cette fâcheuse instabilité de celle des sciences qui prétend donner aux autres leurs bases et leur direction; voilà ce qui excite surtout les méditations de ce puissant esprit, ce qui l'amène à se poser encore, après tant d'autres, le problème du fondement de la certitude, problème qu'avait soulevé Descarteset qui depuis lui n'a cessé d'être agité par Jes différentes écoles. Si Kant entreprend de le résoudre, c'est dans la vue d'échapper au scepticisme qui a successivement ébranlé les bases sur lesquelles on a essayé d'asseoir l'edifice de la connaissance.

Pour en découvrir une qui puisse la supporter sans trembler, Kant comprend qu' faut faire une revue complète des éléments qui constituent cette connaissance, une analyse exacte des facultés qui nous la donnent, et, par une critique sévère, en apprécier la puissance et les résultats. De là l'esprit et la direction de ses travaux; de là le titre même de ses ouvrages et le caractère de sa

« PreviousContinue »