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qu'il y a de vérité dans les représentations sensitives.

Il y a dans l'intelligence des objets, abstraction faite des formes de la sensibilité, quelque chose de positif, à savoir, la perception des êtres et le rapport des êtres; mais cette intelligence est souvent accompagnée en nous d'une circonstance négative, c'est-à-dire qu'elle manque d'un objet déterminé auquel se puisse rapporter le concept général. L'être infini, qui voit en une seule intuition et ce qui existe et ce qui peut exister, embrasse tout le positif de l'intelligence; le négatif, en tant qu'imperfection, n'existe point en lui.

Il est évident que l'on doit affirmer de Dieu la volonté. Comment refuser, en effet, à l'être infini cette activité infinie, spontanée, qui se nomme vouloir, activité, qui, par nature, n'implique aucune imperfec

tion ?

La volonté en Dieu, bien qu'éminemment une et simple, est volonté nécessaire ou volonté libre, selon les objets auxquels elle se rapporte.

On dit Dieu ne peut vouloir le mal moral; proposition négative, au point de vue logique, mais affirmative au fond. Dieu ne peut vouloir le mal moral, parce que sa volonté est invariablement fixée dans le bien; type sublime qui n'est autre que l'essence infinie elle-même, objet éternel de sa contemplation. L'impuissance pour le mal est une perfection de Dieu; attribut infiniment parfait d'une sainteté infinie.

La volonté divine peut avoir rapport à des objets extérieurs, lesquels étant finis se prêtent à diverses combinaisons; or ces combinaisons, subordonnées à la fin que se propose l'agent qui les produit, relèvent de lui quant à leur existence. Dire que Dieu reste libre d'accomplir tel ou tel acte ou n'est point forcé de l'accomplir, c'est constater en Dieu une perfection : à savoir, la faculté de vouloir ou de ne pas vouloir, de vouloir d'une telle façon certains objets, lesquels ne sauraient enchaîner la volonté infinie, parce qu'ils sont finis dans leur

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mer aucune propriété, est un être mort; concept indéterminé dont nous ne pouvons comprendre la réalisation. Ce n'est point ainsi que l'humanité tout entière a connu l'être infini l'idée d'activité a toujours été unie à l'idée de Dieu; activité personnelle et fixe intérieurement, activité d'intelligence; extérieurement, activité productrice des êtres.

L'idée d'activité, en général, n'exclut point toute imperfection; l'activité pour le mal est une activité imparfaite : l'activité en vertu de laquelle les êires sensibles agissent les uns sur les autres est assujettie aux conditions de mouvement et d'étendue, et, partant, imparfaite. L'activité intrinsèquement pure, qui, de soi, n'implique aucune imperfection, c'est l'activité intellectuelle; activité inoffensive; faculté sans tache qui ne se souille jamais.

Comprendre le bien est une chose bonne en soi; comprendre le mal est pareillement une chose bonne; mais s'il est bon de vouloir le bien, il est mal de vouloir le mal; de là une différence entre l'entendement et la volonté; celle-ci peut être souillée par son objet; l'entendement ne se souille jamais. Le moraliste connaît, examine, analyse les plus grandes iniquités, il étudie les détails de la corruption la plus dégradante; le politique connaît les passions, les misères, les crimes de la société; le jurisconsulte, l'injustice sous tous ses aspects; le naturaliste et le médecin arrêtent leurs regards sur les objets les plus difformes et les plus impurs; leur intelligence n'en est point souillée. Dieu connaît tout le mal qui se trouve ou qui peut se trouver dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, et son intelligence demeure toujours pure et imma

culée.

Les êtres créés abusent de la liberté en tant que liberté, parce que, de soi, elle est principe d'action et peut être dirigée vers le mal; mais on ne peut abuser de l'intelligence. L'intelligence est de soi un acte immanent et intransitoire, dans lequel sont représentés les objets réels ou possibles; l'abus commence seulement alors que la volonté libre combine les actes de l'esprit et les coordonne en vue d'une action mauvaise; jusqu'à ce qu'un acte de volonté s'introduise dans les combinaisons intellectuelles, il n'y a point de connaissance mauvaise. Tel ensemble de ruses et de perfidies horribles, combinées en vue du plus grand de tous les crimes, peut n'être que l'innocent objet d'une contemplation intellectuelle.

Admirable chose que l'intelligence. Les rapports, f'harmonie, la règle, les sciences, les arts, on lui doit tout; ôtez l'intelligence, il ne reste rien. Elle a été avant tous les mondes; éteignez l'intelligence, l'univers n'est plus qu'un tableau magnifique sous le regard glacé de la mort.

A mesure que les êtres s'élèvent dans l'ordre de l'intelligence, leur perfection augmente. Au sortir de la sphère des objets insensibles et en remontant dans l'ordre de la

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représentation sensitive, commence un nouveau monde dont le premier anneau est l'animal et dont le dernier se perd dans l'intelligence. La morale est une effloraison de l'intelligence, ou plutôt une loi de l'intelligence; loi de conformité avec un type infiniment parfait. L'intelligence explique la morale; sans intelligence celle-ci est une absurdité. L'intelligence a ses lois, elle a ses devoirs, droits et devoirs qui ne relèvent que d'elle-même; ainsi le soleil s'allume à ses propres rayons. L'intelligence explique la liberté; ôtez l'intelligence, la liberté est absurde; la causalité elle-même n'est plus qu'une force brutale agissant sans objet, sans direction, une force sans raison d'être, c'est-à-dire la plus grande des absurdités. Les théologiens ont dit : l'attribut constitutif de l'essence de Dieu, c'est l'intelligence; vérité philosophique pleine de sens et de profondeur.

Dans l'acte intellectuel l'être ne sort point de lui-même; comprendre est un acte immanent qui peut s'étendre à l'infini, qui peut s'exercer avec une intensité infinie, sans que l'être intelligent se répande au dehors. Plus vive et plus forte est la compréhension en acte de l'être intelligent, plus profonde est la concentration de cet être dans l'abîme de la conscience. L'intelligence. est essentiellement active; elle est activité. Voyez ce qui se passe dans l'homme; il pense; la volonté s'éveille et veut; il pense et le corps entre en mouvement; il pense et ses forces se multiplient, et toutes ses puissances sont soumises à la pensée. Imaginons une intelligence infinie en intensité et en étendue, une intelligence dans laquelle il n'y ait aucune alternative de repos et d'activité, d'énergie et d'abattement; une intelligence infinie se connaissant infiniment elle-même, connaissant un nombre infini d'objets rés ou possibles, d'une connaissance infiniment parlaite; une intelligence origine de toute vérité, sans mélange d'erreur; source de toute lumière, sans mélange de ténèbres, et nous aurons quelque idée de l'être absolument infini. Avec cette intelligence infinie, je conçois la volonté, volonté infiniment parfaite; je conçois la création, acte trespur de volonté fécondant le néant, appelant à l'être les types préexistants dans l'intellgence inlinie; je conçois la sainteté infinie; je conçois toutes les perfections identifiées dans cet océan de lumière. Sans intelligence, je ne conçois rien; l'être absolu, placé à l'origine des choses, c'est le chaos antique que je tente en vain de débrouiller. Les idées d'être, de substance, de nécessité, tourbilJonnent confusément dans mon intelligence troublée. L'infini n'est pour moi qu'un abime sombre; suis-je submergé dans une réalité

(1018) Voy. BALMES, Philosophie fondamentale, t. III, trad. MANEC.

(1019) Recherche de la vérité, t. I, 1. m, ne part.; ch. 6, p. 218-226, ch. 7, etc.

5.

(1020) L. iv, ch. 11. L. II, 1. vi, 1 part., ch. E. 1, p. 29-32. E. 1, p. 44. (1021) T. I, 1. iv, ch. 11, p. 300, etc.

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prit (1019). »

Il y a plus; car ce n'est pas tant l'idée de l'infini qu'on voit, que l'infini même, en soimême, présent immédiatement et par luimême à notre esprit, parce que rien de fini ne peut le représenter; il est à lui-même son idée; et c'est dans lui-même qu'on découvre directement et son essence et son existence; en un mot, qu'on voit son infinité même (1020).

Cette vue, au reste, loin d'être obscure et confuse (1021), est, au contraire, si nette, si lumineuse, que notre philosophe eu tire des conclusions merveilleuses sur les rapports justes des infinis entre eux; sur la nature et la conduite de Dieu; sur la nature des idées qui nous sont, si on l'en croit, toutes présentes dans l'infini en tout sens, quelque infiniment infinie que soit leur multitude (1022).

Qui ne croirait, après tant d'assurances si formelles de la part d'un homme qui ne juge jamais que sur les réponses claires et distinctes au Verbe de Dieu, de la vérité éterneile, de la souveraine raison, sicut audio, sic judico: qui ne croirait, dis-je, voir intuilivement l'infini? Cependant le P. Malebranche donne lui-même occasion à un doute qu'il doit résoudre d'abord, s'il veut être cru (1023). Je le propose avant que de passer à d'autres raisons qu'on peut avoir de se méfier de ses paroles en cette matière.

Notre philosophe inculque et répète en mille endroits (1024) que l'esprit de l'homme a fort peu de capacité et d'étendue, que sa capacité est si étroite, qu'il ne peut comprendre parfaitement une seule science particulière, non pas même les propriétés d'une seule figure, comme un triangle, par exemple. La limitation de l'âme, dit-il encore, est si grande, sa mesure de penser si petite, qu'une piqûre l'occupe et la remplit tout entière (1025). De là vient que nous ne connaissons, dans l'état où nous sommes, les choses qu'imparfaitement. Enfin, cette pro

p. 348.

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(1022) Rech., 1. m, e part., ch. 4, p. 213, etc. (1025) Ivid., t. I, l. v, c. 1, p. 516. — Ibid., c. 6, (1024) Ibid., t. I, I. iv, c. 7, P. 174. (1025) Ibid., t. I, p. 259; E. 8, I. 1, c. 18, p. 74; 1. n, the p. c. 1, p., 154.

digieuse limitation est, selon lui, une source féconde de beaucoup d'erreurs, surtout par rapport à l'infini, dont il reconnaît, dans tout le 2 chapitre de la re partie du livre de la Recherche, que nous n'avons qu'une connaissance si imparfaite, qu'il trouve trèsmauvais qu'on forme seulement des queslions sur ce sujet, et sur tous les autres qui y ont quelque rapport; parce qu'on ne peut y rien gagner autre chose, que de s'entêter de quelque extravagance et de quelque erreur; ce sont ses propres termes (1026).

Je demande si l'on peut, de bonne foi, trouver que toutes ces propositions s'accor

dent?

1. L'esprit de l'homme est extrêmement borné, il a fort peu d'étendue et de capacité, cependant il connait clairement et distinctement l'infini, dont il voit directement l'essence et l'existence (1027).

2 La capacité de l'esprit est și étroite, qu'il ne peut, comprendre parfaitement une science particulière, non pas même les propriétés d'une seule figure et néanmoins dans l'infini en tous sens qu'il voit clairement, les essences de toutes choses lui sont présentes; il y découvre une multitude intiniment infinie d'idées.

3 Notre mesure de pensée est si petite, qu'une sensation légère, une piqûre d'épingle l'occupe tout entière; cependant elle suffit, cette mesure de pensée, pour recevoir l'immense idée de l'infini; cette vaste connaissance y trouve place; bien plus, elle reçoit l'infini, et, encore avec lui, les sentiments les plus vifs de la douleur la plus aiguë, puisque l'idée de l'infini est inséparable de Tesprit.

:

4 C'est à cette extreme imitation de l'esprit qu'il s'en faut prendre de ce que nous ne connaissons rien qu'imparfaitement, et de ce que, en particulier, nous n'avons de l'infini qu'une connaissance si défectueuse, qu'on doit trouver fort à redire aux questions et aux disputes qu'on a faites sur cette matière et néanmoins nous voyons si clairement l'infini, que ce n'est que de cette yue claire que toutes nos autres idées tirent leur clarté, puisque tout ce que nous voyons, c'est en lui que nous le voyons; et c'est cette lumineuse connaissance de l'infini qui répand le jour sur toutes nos autres connaissances; c'est de ce principe fécond qu'on tire avec la dernière évidence, tout ce qu'on peut savoir de Dieu, des idées, de la matière et de ses propriétés.

En un mot, selon le P. Malebranche, l'esprit ne peut avoir qu'une connaissance tres-imparfaite de l'infini, laquelle ne suffit pas pour en raisonner juste: et, selon le même P. Malebranche, l'esprit a la connaissance si parfaite de l'infini, qu'il voit directement dans l'infini même son essence, son existence, son infinité et la multitude infimment infinie de toutes les idées et de tous

(1026) Recherche, l. 1, c. 2, p. 9.

(1027) Ibid., t. 1, 1. m, 1a part., c. 2, p. 191,

les êtres possibles: comment pourrait-on connaître l'infini plus parfaitement?

Ce philosophe devrait opter entre des propositions si opposées s'il le faisait, il lui faudrait, pour ne pas abandonner toute sa doctrine, choisir les secondes; et toutefois, ce sont les premières qui sont les vraies. Il s'imagine que les secondes lui ont été dictées par la raison universelle, qui éclaire les pures intelligences: mais on peut démontrer que le sens commun, que les hommes doivent toujours consulter, nous dicte les premières. Pour en venir à la preuve, examinons à quoi se réduit l'espèce d'idée que nous avons de l'infini.

II.-Ce que c'est au propre que l'idée que nous avons de l'infini.

L'auteur avoue lui-même que nous n'avons pas d'idées distinctes des perfections de Dieu, puissance, clémence, miséricorde, justice, sagesse (1028), etc. En effet, plus je me consulte moi-même sur ces idées, et je ne crois pas être, en cela, d'une nature différente de celle des autres hommes, plus je vois qu'elles sont obscures et minces.

Si je pense à la puissance, mon esprit n'aperçoit devant lui qu'une image confuse de l'univers qu'il se dit en même temps exister par la force et l'efficace d'un acte de la volonté de Dieu, semblable, à peu près, à ceux que nous formons quand nous voulons quelque chose; mais il est clair que tout cela ne fait qu'une idée bien imparfaite et très-défectueuse de la puissance divine.

Si je pense à la sagesse, mon esprit parcourt, d'une manière assez vague, le ciel et la terre; il se rappelle la régularité des mouvements des astres, principalement du soleil, qui fait, par son approche et son éloignement, la différence des saisons, et, par sa présence et son absence, la distinction des jours et des nuits; il jette la vue sur quelque plante ou sur quelque partie du corps huinain qui lui est connue, pour y observer la multitude, l'arrangement, la proportion, les différents usages des organes qui la composent en même temps, il fait réflexion que ce ne peuvent être là les effets d'un aveugle hasard, qu'il faut donc reconnaître une intelligence pour cause d'un si bel ordre; à peu près comme en voyant un magnifique palais, un excellent tableau, une montre fort juste, l'on se dit aussitôt qu'ils ont été faits par d'habiles ouvriers. Mais il est encore certain qu'une telle notion, qu'on se fait, à force de réflexions, de raisonnements, de comparaisons, ne peut s'appeler une idée claire et distincte de la sagesse de Dieu : il en est de même de toutes les autres perfections comme de ces deux-là.

Le mot même de perfection, que réveillet-il dans notre esprit? Si l'on nous presse d'expliquer ce que nous entendons par ce terme, nous nous sentons embarrassés, nous répondons que cela se sent mieux que cela

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ne s'explique; nous disons enfin que perfection, c'est toute qualité qu'il vaut mieux avoir que ne l'avoir pas, et voilà tout ce que nous en savons. Or, quelle infinité y a-t-il là? Cela s'appelle-t-il même une véritable idée : n'est-ce pas plutôt une notion fort superficielle et fort imparfaite?

Enfin, quand on prétendrait avoir des idées véritables et proprement dites de perfection, et des différentes espèces de perfections, ce qu'on ne peut pourtant raisonnablement prétendre; du moins n'est-il que trop certain que, quelque effort d'attention que nous fassions, nous ne découvrons qu'un très-petit nombre de ces perfections. Si nous voulions compter ce que nous en connaissons, à peine en trouverions-nous dix ou douze puis sance, sagesse, justice, bonté, etc., je suis presque déjà au bout.

Que conclure de là? C'est que rien n'est plus insoutenable ni plus faux que la proposition d'un homme qui avance que notre esprit a une idée claire et distincte de l'infini en toutes manières et en tous sens, de l'être infiniment parfait, de l'être qui renferme une infinité de perfections infinies; car il est manifeste qu'il faudrait pour cela avoir l'idée claire de perfection en général, et les idées claires de chaque espèce de perfections en particulier, et une infinité d'idées qui répondissent à la multitude infinie de ces perfections.

Qu'en conclure encore ? C'est que le P. Malebranche se contredit quand il avoue, d'un côté, que nous n'avons point d'idées distinctes des perfections de l'être infini, et qu'il assure, de l'autre, que nous avons une idée très-claire et très-distincte de l'être infiniment parfait en toutes manières.

Et que cet auteur ne nous dise point que cet infini en tous sens, c'est l'être vague, l'étre indéterminé, l'être en général, lequel, en tant qu'être, et non tel être renferme tout être. Car cet être vague, indéterminé et en général, n'est qu'un pur terme logique, qui ne signifie pas plus que signifient, selon le P. Malebranche, les termes de faculté, de puissance, de nature, etc. Quand je prononce. ce mot être vague, mon esprit n'aperçoit rien, ou n'aperçoit qu'un sombre fantôme d'étendue, où qu'un amas confus des êtres particuliers de toute espèce; ou enfin, que cet attribut logique que l'on suppose être commun à toutes choses, tant existantes que purement possibles, et qu'on nomme le genre suprême qui occupe la cime de l'arbre de Porphyre, si connu dans les écoles de logique. Ce terme d'être vague et en général est ce qu'on appelle un terme abstrait, qui ne dit ni infinité, ni finitude : comme le mot de substance fait abstraction de matériel ou de spirituel; et le mot d'animal, de raisonnable ou d'irraisonnable.

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III. - A quoi se réduisent les idées claires que nous

avons en nous.

Si maintenant nous voulons examiner à quoi se réduisent les idées claires que nous pouvons trouver en nous, nous reconnaîtrons bientôt qu'elles se réduisent aux nombres et à l'étendue, et le P. Malebranche le reconnaît lui-même; il est vrai qu'il ajoute dans un endroit, et aux essences des êtres (1029): mais outre que nous avons assez bien montré, à ce qu'il me semble, que nous ne connais sons clairement l'essence d'aucun être absolu (1030); ces essences des êtres, dont le P. Malebranche veut qu'on ait des idées claires, se réduiraient elles-mêmes à la seule essence de la matière, que l'on supposerait consister dans l'étendue; ce qui ne nous avancerait pas beaucoup dans la connaissance de l'infini. En effet, quand l'auteur veut prouver qu'il voit clairement l'infini, il tire toutes ses preuves des seules idées de l'étendue et des nombres; ou plutôt des idées des nombres appliqués à l'étendue et à ses modifications (1031); ce qui montre bien que tout l'infini qu'il prétend voir se termine à l'étendue, où il découvre une certaine quantité de figures possibles que l'esprit peut allonger, raccourcir, élargir, rétrécir, varier et comparer ensemble en beaucoup plus de manières qu'on ne peut en imaginer. Voilà, encore un coup, tout l'infini que voit le P. Malebranche et que peuvent voir clairement et par idées claires, ceux de ses disciples qui savent le mieux interroger le Verbe, dans le plus profond silence de leurs sens et de leurs passions.

Or, je maintiens en premier lieu que, quand on accorderait que nos idées des nombres et des modifications dont l'étendue est capable, nous représenteraient quelque chose d'infini, on ne pourrait cependant pas dire, sans autant d'impiété que d'absurdité, que ces idées nous représentassent l'être infini en tous sens et en toutes manières; qu'en connaissant l'étendue et toutes les modalités dont elle est capable; ou bien les nombres, avec toutes leurs puissances et tous leurs rapports possibles, on connut l'étre infiniment parfait.

Je maintiens, en deuxième lieu, qu'on ne pourrait encore dire, sans extravagance, que cet infini fút vu en lui-même, que l'esprit découvrît directement et immédiatement son essence et son existence : car les nombres, les figures, les rapports des nombres et des figures ne sont point des étres réels qui exis

tent en eux-mêmes.

Je maintiens, en troisième lieu, que si ces deux premières absurdités n'étonnent pas nos philosophes, il faudra conclure que le dieu du Malebranchisme n'est donc autre chose que l'étendue intelligible, subsistante par elle-même, capable d'une infinité de figures et de rapports explicables par les nombres car entin, le dieu des Malebran

tre que nous publierons un jour. (A. BONNETTY.) (1031) E., p. 29 et suiv

chistes, c'est cet infini qu'ils connaissent clairement, et dont ils voient immédiatement l'essence et l'existence or ils ne connaissent point clairement, ils ne voient point intuitivement d'autre infini que l'étendue intelligible, en tant que susceptible d'une infinité de figures et de rapports explicables par les nombres donc le dieu du Malebranchisme n'est autre chose que cette étendue (1032).

IV. - Les idées de nombre et d'étendue ne sont pas infinies.

Mais je n'accorde pas aux nouveaux disciples de la vérité que les idées des nombres et de l'étendue soient infinies, en ce sens qu'elles représentent à notre esprit une infinité actuelle (1033). Je suis, au contraire, fort persuadé qu'on ne les peut appeler infinies, qu'au sens qu'ont entendu les philosophes de tous les temps, c'est-à-dire en tant qu'elles peuvent fournir à notre esprit de quoi faire toujours de nouvelles découvertes dans la géométrie et dans la science des nombres. En effet, toutes les prétendues démonstrations qu'apporte le P. Malebranche pour prouver l'infinité de l'étendue et des nombres intelligibles, infinité dont il tire tant de ridicules conclusions par rapport à la nature de Dieu (1034), se réduisent à ce raisonnement : « L'esprit sait que quelque chose qu'il fasse, il n'épuisera jamais ses idées de l'étendue et des nombres : donc il voit ces idées actuellement infinies par l'infinité même qu'il découvre en elles (1035); » c'est comme qui dirait: Je sais que quelque grand nombre d'objets que je mette devant un miroir, je n'épuiserai jamais la faculté qu'il a de représenter ce qu'on lui oppose: donc la faculté de ce miroir est infinie, et je la vois infinie dans son infinité même.

Les personnes de bon sens auront de la peine à se persuader que de tels raisonnements aient été dictés par la Sagesse éterbelle. Reprenons celui de notre auteur, et examinons-le dépouillé des ornements d'une expression brillante, et des détails éblouissants dont il le revêt, pour le rendre capable d'imposer à des gens en qui l'imagination juge plus que l'esprit.

Je sais que je n'épuiserai jamais les idées que j'ai de l'étendue et des nombres; qu'est ce que cela signifie, réduit à sa juste valeur? Cela veut dire, 1° pour les nombres : je sens plutôt que je ne sais, que l'activité de mon esprit est telle, qu'ayant une connaissance assez nette de l'unité et des nombres simples 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, connaissant encore assez distinctement quelques autres nombres des moins composés, 10, 100, 1000, alors, soit en ajoutant les simples aux simples (1036), les composés aux composés, les simples aux composés; ou en multipliant les uns par les

(1032) Nous avons eu bien raison de dire que le dieu de la métaphysique est un faux dieu. (A. B.) (1033) E. 1, p. 30, 31. E. 3.- Recherche, t. II, p. 253. E. 10.

(1034) E. 1, p. 30, etc.

autres, les mêmes par les mêmes, etc., je puis, sans fin, faire de nouvelles combinaisons, et composer de nouveaux nombres, que je marquerai toujours par le moyen de pen de caractères et du zéro, répétés tant qu'il me plaira; et je ne laisserai pas d'avoir de ces nombres plus composés, quelques idées confuses par les idées nettes que j'ai des nombres simples et des premiers composés, dont tous les autres beaucoup plus grands résultent. Car il est bien à remarquer que, dès que les chiffres commencent à se multiplier beaucoup, l'esprit n'a plus d'idée bien claire du nombre qu'ils marquent; ce qui paraît assez de ce que l'on ne croit pas pouvoir s'exprimer alors plus nettement, qu'en disant, ce nombre, par exemple est de 30, 40 zéros, après tel chiffre, cette expression faisant réfléchir que la répétition des zéros augmente la valeur des unités du premier caractère selon la proportion de 10, 100, 1,000, on conjecture à peu près la grandeur du nombre; mais cette idée confuse qu'on en a est toujours appuyée, pour ainsi dire, sur ces idées nettes de 10', de 100, de 1000, en tant qu'on juge que le 4 zéro multiplie 10 fois les 1000, ou fait des 10 de 1000; le 5 zéro fait des 100 de 1000; le 6, des 1000 de 1000; le 7, des 10° de 1000 de 1000; le 8°, des 100 de 10 de 1000 de 1000; le 9°, des 1000 de 100 de 10 de 1000 de 1000, etc. Seulement pour éviter la répétition de ces termes, on a trouvé, comme pour servir d'entrepôts à l'esprit dans ces proportions continues, les noms de million, pour signifier le 10 de 100 de 1000; de billion, pour marquer le 10 de 10 de 100 de 1000, etc. Mais c'est cela même qui démontre que notre esprit ne voit rien de clair dans ces grands nombres, que les idées assez simples de 10, de 100, de 1000, qui certainement ne sont point infinies, bien loin qu'elles découvrent l'infinité même..

« 2° Pour ce qui regarde l'étendue, que signifie cette proposition: je n'épuiserai jamais l'idée de l'étendue? Cela signifie que mon esprit sachant, ou croyant savoir, par la connaissance qu'il a de l'étendue, que quelque division qu'il suppose faite de cette étendue, les parties divisées ne cesseront pas d'être étendues, et, par conséquent, encore capables de nouvelles divisions: sentant d'ailleurs, comme nous venons de voir, qu'il peut appliquer sur ces parties d'étendue qui ne lui manqueront jamais, toutes les opérations d'arithmétique; enfin, connaissant qu'une partie de matière est susceptible de tous les mouvements et de toutes les situations qu'on voudra lui donner, il conclut qu'il peut se former, tant qu'il lui plaira, des idées de figures différentes, et faire toutes les suppositions dont il s'avisera, par rapport au plus ou au moins de longueur, de largeur, de

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