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raît déjà plus étrangère; que dis-je? c'est en nous que nous les entendons dialoguer. Toutefois nul symbolisme intempestif dans la construction de cette œuvre; on sait qu'un vulgaire fait-divers, une « cause » ténébreuse, que prétendit éclaircir la subtile sagacité du psychologue, servit de premier prétexte à ce livre. Rien de plus constamment existant que ces significatives figures; pas un instant elles n'échappent à leur pressante réalité.

Il s'agit de savoir, aujourd'hui qu'on les porte sur le théâtre (et de toutes les créations de l'imagination ou de tous les héros de l'histoire, il n'en est point qui méritent davantage d'y monter), il s'agit de savoir si nous reconnaîtrons leurs voix déconcertantes à travers les intonations concertées des acteurs.

Il s'agit de savoir si l'auteur de l'adaptation saura nous présenter, sans les dénaturer trop, les événements nécessaires à l'intrigue où s'affrontent ces personnages. Je le tiens pour intelligent à l'excès, et habile; il a compris, j'en suis certain, que, pour répondre aux exigences de la scène, il ne suffit point de découper, se

lon la méthode ordinaire, et de servir tout crus les épisodes les plus marquants du roman, mais bien de ressaisir le livre à l'origine, de le recomposer et réduire, de disposer ses éléments en vue d'une perspective différente.

Il s'agit enfin de savoir si consentiront de les regarder avec une attention suffisante ceux des spectateurs qui n'auront pas déjà pénétré dans l'intimité de cette œuvre. Sans doute n'auront-ils pas cette << présomption extraordinaire, cette ignorance phénoménale » que Dostoïevsky déplorait de rencontrer chez les intellectuels russes. Il souhaitait, alors, les << arrêter dans la voie de la négation, ou bien, au moins, les faire réfléchir, les faire douter ».

Et ce que j'écris ici n'a pas un autre but.

(Figaro, 4 avril 1911.)

ALLOCUTION

LUE AU VIEUX-COLOMBIER

POUR LA CÉLÉBRATION DU CENTENAIRE DE DOSTOÏEVSKY

Les admirateurs de

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de Dostoïevsky étaient, il y a quelques années, assez peu nombreux; mais comme il advient toujours lorsque les premiers admirateurs sont recrutés dans l'élite, leur nombre va toujours grandissant, et la salle du Vieux-Colombier est beaucoup trop petite pour les contenir tous aujourd'hui. Comment il se fait que certains esprits demeurent encore réfractaires à son œuvre admirable, c'est ce que je voudrais d'abord examiner. Car, pour triompher d'une incompréhension, le meilleur moyen c'est de la tenir pour sincère et de tâcher de la comprendre. Ce qu'on a surtout reproché à Dos

toïevsky au nom de notre logique occidentale, c'est, je crois, le caractère irraisonné, irrésolu et et souvent presque irresponsable de ses personnages. C'est tout ce qui, dans leur figure, peut paraître grimaçant et forcené. Ce n'est pas, nous dit-on, de la vie réelle qu'il représente; ce sont des cauchemars. Je crois cela parfaitement faux ; mais accordonsle, provisoirement, et ne nous contentons pas de répondre, avec Freud, qu'il y a plus de sincérité dans nos rêves que dans les actions de notre vie. Écoutons plutôt ce que Dostoïevsky lui-même dit des rêves, et des « absurdités et impossibilités évidentes dont foisonnent nos songes et que vous admettez sur-lechamp, sans presque en éprouver de surprise, alors même que, d'autre part, votre intelligence déploie une puissance inaccoutumée. Pourquoi, continue-t-il, quand vous vous réveillez et rentrez dans le monde, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une rare vivacité, que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée par vous? L'extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous

sentez que ce tissu d'absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui appartient à votre vie véritable, quelque chose qui existe, et qui a toujours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous... » (L'Idiot, t. II, p. 185.)

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Ce que Dostoïevsky dit ici du rêve, nous l'appliquerons à ses propres livres, non que je consente un seul instant à assimiler ces récits à l'absurdité de certains rêves, mais bien parce que nous sentons également, au réveil de ses livres, — et lors même que notre raison se refuse à y donner un assentiment total, nous sentons qu'il vient de toucher quelque point secret « qui appartient à notre vie véritable ». Et je crois que nous trouverons ici l'explication de ce refus de certaines intelligences devant le génie de Dostoïevsky, au nom de la culture occidentale. Car je remarque aussitôt que dans toute notre littérature occidentale, et je ne parle pas de la française seulement, le roman, à part de très rares exceptions, ne s'occupe que des relations des hommes entre

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