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même, du plus grand libre arbitre... Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d'être une personnalité, ne craignant plus pour ellemême, ne peut rien faire d'elle-même, c'est-à-dire ne peut servir à aucun autre usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités arbitraires et heureuses. C'est la loi de la nature l'homme normal tend à l'atteindre. >>

Cette solution, le Christ la lui enseigne « Qui veut sauver sa vie la perdra; qui donnera sa vie pour l'amour de moi la rendra vraiment vivante. >>

Rentré à Pétersbourg dans l'hiver 7172, à cinquante ans, il écrit à Janovsky: « Il faut l'avouer, la vieillesse arrive; et cependant on n'y songe pas, on se dispose encore à écrire de nouveau (il préparait les Karamazov), à publier quelque chose qui puisse contenter enfin; on attend encore quelque chose de la vie et cependant il est possible qu'on ait tout reçu. Je vous parle de moi; eh bien! je suis parfaitement heureux. »>

C'est ce bonheur, cette joie par delà la douleur, qu'on sent latente dans toute la vie et l'œuvre de Dostoïevsky, joie qu'avait parfaitement bien flairée Nietzsche, et que je reproche entre toutes choses à M. de Vogüé de n'avoir absolument pas distinguée.

Le ton des lettres de cette époque change brusquement. Ses correspondants habituels habitant avec lui Pétersbourg, ce n'est plus à eux qu'il écrit, mais à des inconnus, des correspondants de fortune qui s'adressent à lui pour être édifiés, consolés, guidés. Il faudrait presque tout citer; mieux vaut renvoyer au livre; je n'écris cet article que pour y amener mon lecteur.

Enfin, délivré de ses horribles soucis d'argent, il s'emploie de nouveau, durant les dernières années de sa vie, à diriger le Journal d'un homme de lettres, qui ne parut que de manière intermittente. « Je vous avoue, écrit-il au célèbre Aksakov, en novembre 1880, c'est-àdire trois mois avant sa mort je vous avoue, en ami, qu'ayant l'intention d'entreprendre dès l'année prochaine l'édition du Journal, j'ai souvent et longue

ment prié Dieu, à genoux, pour qu'il me donne un cœur pur, une parole pure, sans péché, sans envie, et incapable d'irriter. >>

Dans ce Journal où M. de Vogüé ne savait voir que des « hymnes obscurs, échappant à l'analyse comme à la controverse », le peuple russe heureusement distinguait autre chose et Dostoïevsky put, autour de son œuvre, sentir se réaliser à peu près ce rêve d'unité des esprits, sans unification arbitraire.

A la nouvelle de sa mort, cette communion et confusion des esprits se manifesta de manière éclatante, et si d'abord « les éléments subversifs projetèrent d'accaparer son cadavre », on vit bientôt, « par une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une idée nationale l'échauffe, tous les partis, tous les adversaires, tous les lambeaux disjoints de l'empire rattachés par ce mort dans une communion d'enthousiasme ». La phrase est de M. de Vogüé, et je suis heureux, après toutes les réserves que j'ai faites sur son étude, de pouvoir citer ces nobles paroles. << Comme on disait des anciens tsars

qu'ils << rassemblaient » la terre russe, écrit-il plus loin, ce roi de l'esprit avait rassemblé là le cœur russe. »

C'est ce même ralliement d'énergies qu'il opère à présent à travers l'Europe, lentement, mystérieusement presque, en Allemagne surtout où les éditions de ses œuvres se multiplient, en France enfin où la génération qui s'élève reconnaît et goûte, mieux que celle de M. de Vogüé, sa vertu. Les secrètes raisons qui différèrent son succès seront celles mêmes qui l'assureront plus durable.

« LES FRÈRES KARAMAZOV » (1)

Dostoïevsky, « le seul qui m'ait appris quelque chose en psychologie », disait Nietzsche.

Sa fortune parmi nous a été bien singulière. M. de Vogüé qui présentait la littérature russe à la France, il y a quelque vingt ans, semblait effrayé de l'énormité de ce monstre. Il s'excusait, il prévenait poliment l'incompréhension du premier public; grâce à lui, on avait chéri Tourgueneff; on admirait de confiance Pouchkine et Gogol; on ouvrait un large crédit pour Tolstoï; mais Dostoïevsky...décidément, c'était trop russe ; M. de Vogüé criait casse-cou. Tout au

(1) Article écrit avant la représentation du drame de Jacques Copeau et J. Croué, d'après le roman de Dostoïevsky.

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