Page images
PDF
EPUB

bien servir de conclusion aux précédentes : « Quand on n'a plus d'attache avec son pays, on n'a plus de Dieu. »

Que pourrait bien penser aujourd'hui Dostoïevsky de la Russie et de son peuple « déifère »? Il est, certes, bien douloureux de l'imaginer... Prévoyait-il, pouvait-il pressentir la détresse abominable d'aujourd'hui ?

Dans ses Possédés, nous voyons déjà tout le bolchevisme qui se prépare. Écoutons seulement Chigaleff exposer son système, et avouer à la fin de son exposé :

Je me suis embarrassé dans mes propres données et ma conclusion est en contradiction directe avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité (1).

Écoutons encore l'abominable Pierre Verkhovensky :

Ce sera un désordre, un bouleversement, comme le monde n'en a pas encore connu. La Russie se couvrira de ténèbres et pleurera son ancien Dieu (2).

(1) Possédés, II, p. 74. (2) Ibid., p. 97.

Sans doute, est-il bien imprudent, quand cela n'est pas malhonnête, de prêter à un auteur les pensées qu'expriment les personnages de ses romans ou de ses récits; mais nous savons que c'est à travers eux tous que la pensée de Dostoïevsky s'exprime... et combien souvent se sert-il même d'un être sans importance pour formuler telle vérité qui lui tient à cœur. N'est-ce pas lui-même que nous entendons à travers un personnage d'arrière-plan de l'Éternel Mari

parler de ce qu'il appelait le « mal russe », et dire :

Mon avis, à moi, c'est qu'en notre temps, on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c'est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer... N'est-il pas vrai (1)?

Je sais bien qu'au travers de ces ténèbres où se débat aujourd'hui la Russie, Dostoïevsky continuerait sans doute d'espérer. Peut-être aussi penserait-il (à plus d'une reprise cette idée reparaît dans ses romans et dans sa

(1) Éternel Mari, p. 177.

Correspondance) que la Russie se sacrifie à la manière de Kiriloff et que ce sacrifice est profitable, peut-être, au salut du reste de l'Europe, du reste de l'humanité.

ما

APPENDICE

I (1)

Et maintenant deux épisodes, en manière d'illustration à tout ce didactisme. Je reprendrai ensuite, pour ne plus l'interrompre, le fil de ce récit.

En juillet, donc deux mois avant mon départ pour Pétersbourg, Maria Ivanovna m'avait envoyé faire une commission, dont l'objet n'importe, dans une localité voisine. Dans le wagon qui me ramenait à Moscou, je remarquai un jeune homme brun, assez bien vêtu, mais fort sale et au visage bourgeonné. A chaque station il descendait du train et courait à la buvette absorber de l'eau-de-vie. Autour de lui, dans le compartiment, s'était formé un groupe gai et fort incivil. Ces voyageurs tumultueux admiraient que ce jeune (1) De l'Adolescent, p. 22.

buveur pût, sans s'enivrer, absorber tant d'alcool et s'ingéniaient à lui en faire ingurgiter plus encore. Entre tous, se passionnaient à cette entreprise un marchand légèrement ivre et un flandrin habillé à l'allemande, valet de son métier, dont la bouche fort loquace exhalait une odeur méphitique. Le jeune homme à l'insatiable gosier parlait peu. Il écoutait la clabauderie de ses compagnons avec un sourire hébété qu'il interrompait parfois par un rire toujours inopportun; il émettait alors des syllabes indécises, quelque chose comme « tur... lur... lu... » en posant un doigt sur le bout de son nez, ce qui réjouissait prodigieusement le commerçant, le larbin et tous les autres. Je m'approchai et, ma foi, malgré l'imbécillité de sa conduite, le jeune homme, un étudiant en rupture d'Université, ne me déplut pas. Bientôt, nous nous tutoyons et, en descendant du train, je pris note qu'il m'attendrait le soir même, à neuf heures, boulevard de Tver.

Je fus exact au rendez-vous, et mon ami m'associa à son jeu. Voici. Avisant une honnête femme, nous nous placions, sans un mot, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. De l'air le plus flegmatique et comme si nous ignorions sa présence, nous engagions une conversation méticuleusement obscène, où je faisais merveille, encore que je ne connusse des choses

« PreviousContinue »