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II

Les Bouffons domestiques au moyen âge. Bouffons seigneuBouffons ecclésiastiques. La fête des Fous.

riaux.
Bouffons ambulants.

Attributs et costume des fous.

Les bouffons domestiques qui avaient diverti toute l'antiquité grecque et romaine survécurent à la ruine de l'empire. Nous les retrouvons au moyen âge dans les manoirs, dans les couvents, dans l'Église, attachės à la personne du seigneur, de l'abbé, de l'évêque, résistant aux interdictions, aux anathèmes dont les frappèrent à maintes reprises les ordonnances des rois ou les canons ecclésiastiques.

Il faut bien reconnaître que dans ces premiers temps si sombres et si désolés du moyen âge où la force et la violence se donnaient libre carrière, où les heureux de ce monde eux-mêmes n'avaient d'autre distraction que la chasse et la guerre, où la pauvre humanité s'agitait inquiète et tourmentée, comme écrasée sous le poids d'un fardeau trop lourd pour elle, celui de l'ignorance, de la misère et de la superstition, le bouffon qui mêlait un peu de gaieté aux tristesses de l'existence, qui faisait paraître moins hautes et moins noires les murailles du castel, qui arrachait l'esprit pour un instant aux dures réalités. du temps présent, était partout appelé et partout retenu.

Les femmes surtout avaient plaisir à l'entendre. Qu'on veuille bien se représenter en effet un de ces lourds châteaux dont l'Europe se hérissa à l'époque féodale, avec ses fossés, ses ponts-levis, ses barrières, ses portes mas

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sives, ses tours, ses créneaux, ses souterrains et son donjon. Derrière ces remparts menaçants la vie est le plus souvent monotone et sans grand intérêt. Sans doute le seigneur préside sa cour de justice, va assister le suze

rain à la guerre ou sur son tribunal, chevauche à travers ses domaines, bataille contre ses voisins, surveille la route ou la rivière, court sus aux Northmans, parfois pille le voyageur et le marchand, ou encore, le faucon sur le poing, dirige dans la plaine les grandes chasses d'automne. Mais comment la châtelaine qui reste au manoir pourra-t-elle vaincre l'ennui? Il n'y a pas encore de cour d'amour. Les tournois et les joûtes ne deviendront une mode que plus tard. Comme la sœur Anne du conte, du haut de sa tour, elle regarde au loin la campagne. Rien ne vient distraire sa solitude. Pas de troubadour inspiré qui lui conte les prouesses des croisés en Palestine. Pas de beau seigneur qui, la plume au vent, s'incline avec grâce sur le cou de son cheval, et lui envoie le salut du chevalier. Dans cet isolement, le bouffon qui saute et gambade comme un singe, qui joue de la cornemuse, de la trompette et du rebec, qui bavarde comme une pie, qui sait par cœur des oraisons, des vers, des énigmes, des contes joyeux, devient un personnage presque important et nécessaire. Il est le seul qui fasse parfois résonner le rire dans les grandes salles du manoir; et il prend rang immédiatement au-dessus ou à côté du lévrier, du nain ou de l'émerillon que la noble dame se plaît à nourrir de sa main, et qui, eux aussi, lui servent de distraction et de passe-temps.

Le plus souvent, ce bouffon ressemblait à l'Ésope de Planude. Plus il était laid, disgracieux, contrefait, plus il avait chance d'être agréé et choyé par les maîtres du château, envié et jalousé par les valets et les pages que d'ailleurs il ne ménageait guère, et qui souvent fournissaient matière à ses lazzis et à ses quolibets. S'il arrivait que de prime-saut il ne possédât pas à fond

son métier, on lui donnait un maître pour le former et lui enseigner les tours les plus divertissants. « Un fou de bonne maison, dit le bibliophile Jacob dans sa Dissertation sur les fous des rois de France, était élevé avec autant de souci, de peines et de frais qu'un âne savant.......... Il avait un gouverneur... Il étudiait les tours, les sauts, les reparties, les chansons. » Il arrivait même que lorsqu'il avait mal répété sa leçon il recevait les étrivières, et qu'on l'en

voyait faire pénitence aux cuisines en compagnie des marmitons.

Ces bouffons appartenaient parfois de père en fils aux mêmes familles : il y avait des dynasties de bouffons. Le bibliophile Jacob citant Guillaume Bouchet dans ses Sérées, nous donne ici de curieux détails. Il s'agit d'un

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idiot que Dieu ayant crée et Tiré de l'Éloge de la Folie d'Érasme mis au monde avoit laissé là.

(Dessin d'Holbein).

« Ce serviteur estoit d'une famille et d'une race dont tous estoient honnestement fous et joyeux; et outre, tous ceux qui naissoient en la maison où ce serviteur estoit né, encore qu'ils ne fussent de sa ligne, venoient au monde fous et l'estoient toute leur vie; tellement que les grands seigneurs se fournissoient de fous en cette maison, et par ce moyen, elle estoit de grand revenu à son maistre. » Singulier trafic à coup sûr qui froisse tous nos sentiments et qui témoignait d'un profond mépris de la dignité humaine!

Quelques-uns de ces grotesques étaient des hommes

en effet. Ils avaient un cœur sous leur habit de fou. Et ce cœur pouvait tout aussi bien que celui de leurs maîtres être torturé par la souffrance. Le Triboulet que nous montre Victor Hugo dans le Roi s'amuse ne ressemble guère au véritable Triboulet, ainsi que nous aurons l'occasion de le montrer dans un prochain chapitre; mais il peut passer pour un type immortel de ces bouffons, comme il devait s'en trouver quelquefois qui, écrasés par le mépris de tous, ou secoués par quelque douleur intime, riaient par devoir, alors que leurs yeux se baignaient de larmes ou que leur âme s'emplissait d'indignation et de dégoût. Qu'on se rappelle l'admirable monologue du Roi s'amuse1.

..........Ah! la nature et les hommes m'ont fait
Bien méchant, bien cruel et bien lâche en effet !
O rage! être bouffon! O rage! être difforme!
Toujours cette pensée! Et qu'on veille ou qu'on dorme,
Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,
Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour!

Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire
Que rire!

Quel excès d'opprobre et de misère !

Combien peut-être de ces malheureux en proie à la même rage et à la même colère exhalèrent les mêmes plaintes! Combien essayèrent de se venger des injures dont on les abreuvait en faisant autour d'eux tout le mal dont ils étaient capables!

Aussi mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilshommes,
Ah! comme il vous hait bien! Quels ennemis nous sommes !
Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains!

Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains!

Il est le noir démon qui conseille le maître!
Vos fortunes, messieurs, n'ont plus le temps de naître;

1. Acte II, scène 11.

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