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LIVRE II

BOUFFONS POPULAIRES ET BOUFFONS DE VILLE.
ASSOCIATIONS DE BOUFFONS.

I

Les bouffons populaires dans l'antiquité. Thersite.

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Les Atel

lanes. Le Maccus. Le Sannio. Leurs successeurs en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande. Pulcinella. - Punch.

Hanswurst.

Ce bienheureux don du rire est universel en ce monde. Ce ne sont pas seulement les grands et les puissants qui lui ont demandé de calmer leur peine ou de distraire leur ennui. La foule, elle aussi, veut oublier parfois les cruautés de la vie et donner satisfaction à ce besoin d'esbattement et de gausserie, comme disaient nos pères, qui est si naturel à l'homme. Il y a donc eu de tous temps des bouffons populaires sur les places publiques, de même qu'il y a eu des bouffons de cour et des bouffons domestiques dans les palais et dans les châteaux. Cette catégorie de grotesques et de farceurs touche de bien près par certains côtés au théâtre comique, mais elle s'en distingue assez cependant pour qu'il soit, nous semble-t-il, possible d'en parler dans

un travail sur les Bouffons sans paraître sortir du sujet.

Le premier en date des bouffons populaires fut peut-être Thersite, ce guerrier dont Homère, au second chant de l'Iliade, nous trace une si amusante caricature1 : « C'est le plus vil des guerriers qui sont venus devant Ilion; son œil est louche; ses pieds sont boiteux; ses épaules, sa poitrine sont chargées de bosses difformes entre lesquelles s'élève une tête longue et pointue, à peine recouverte de quelques rares cheveux. » Ses querelles avec les chefs des Grecs et surtout avec l'artificieux Ulysse sont demeurées célèbres. «Tous s'asseyent et ne quittent plus leurs sièges. Le seul Thersite fait encore entendre des imprécations. Doué d'une élocution vaine et stérile, il se plaît à discuter sans pudeur avec les rois et à exciter la risée des Grecs2. » Il injurie Agamemnon, le roi des rois, et lui reproche de compromettre le salut des Grecs par ses conflits avec Achille à propos de la belle Briséis3 : « Agamemnon, quel est le nouvel objet de ta convoitise? Que manque-t-il à tes désirs?... O honte! Celuilà même qui commande aux fils de la Grèce, les conduit à leur perte! O misérables! O race ignominieuse ! Femmes grecques, car vous ne méritez plus le nom d'hommes! Retournons dans nos demeures avec nos vaisseaux. Laissons ce roi devant Ilion couver ses trésors. Il saura si, nous aussi, nous l'avons secondé, ou

1. Iliade, chant II, vers 217 sqq.

2. Chant II, vers 212 sqq.

3. Briséis, fille de Brisès, prêtresse de Lyrnesse en Cilicie, devint, après la prise de sa ville, la captive d'Achille à qui elle fut enlevée par Agamemnon. Irrité de cet affront, le héros se retira sous sa tente et refusa de combattre pour les Grecs jusqu'au moment où son ami Patrocle ayant été tué par le troyen Hector, il reprit les armes pour le venger. Les désastreux effets de la colère d'Achille après l'enlèvement de Briséis font le sujet de l'Iliade.

s'il peut se passer de nos bras, lui qui maintenant n'a pas craint d'offenser un héros plus vaillant que lui, en ravissant par la force le prix de ses exploits1.... »

Mais Ulysse ne manque pas l'occasion d'attaquer à son tour Thersite : « Audacieux Thersite, à la voix criarde, cesse de vouloir discourir avec les rois. Je ne pense pas qu'aucun mortel soit plus vil que toi, de ceux qui sont venus avec les Atrides sous les murs d'llion. Renonce en présence des rois à tes vaines harangues, à tes injures, à tes lâches désirs de retour.... Comment n'hésites-tu pas à accabler d'insultes Agamemnon, pasteur des peuples? Parce que les fils de Danaus lui ont donné de nombreux trésors, tu le poursuis de tes paroles envieuses. Mais je te le répète, et ma menace s'accomplira, si je te trouve encore en proie à un accès d'insolence, comme maintenant, je veux que la tête d'Ulysse roule de ses épaules, je veux n'être plus nommé le père de Télémaque, si je ne te saisis, si je ne te dépouille de tes vêtements, de ton manteau, de ta tunique, les derniers voiles de ta nudité, si je ne te chasse de l'agora, blessé de coups ignominieux et poussant des cris de douleur. »

« A ces mots, Ulysse le frappe de son sceptre aux épaules. Thersite se courbe, et ses paupières laissent échapper des pleurs. Une tumeur sanglante se lève sur ses chairs gonflées par les coups du sceptre d'or. Il s'assied tout tremblant. Dans sa douleur, il baisse les yeux et essuie ses larmes. Les Grecs, malgré leurs soucis, éclatent de rire à son aspect, et ils se disent les uns aux autres :

« Grands dieux, le fils de Laërte s'est déjà mille fois

1. Chant II, vers 225 sqq.

illustré, soit en ouvrant de sages avis, soit en dirigeant des bataillons. Voyez aujourd'hui comme il se surpasse encore parmi les Argiens, en réprimant les discours de ce parleur insolent, que désormais son âme audacieuse ne poussera plus à poursuivre les chefs de ses discours outrageants1. »>

L'infortuné Thersite devait tomber victime de la colère non d'Ulysse, mais d'Achille. Quand le fils de Pélée eut tué la reine des Amazones, Penthésilée, venue au secours du vieux Priam, ce héros, la dépouillant de ses armes pour en former un trophée, s'arrêta plein d'admiration pour la beauté de la guerrière, et il donna des larmes à tant de jeunesse et de grâce éteintes pour jamais. Thersite, qui passait, se prit à railler la douleur d'Achille. Le terrible fils de Pélée, plein de fureur, se jeta sur le misérable et l'assomma d'un coup de poing. Triste scène pour un bouffon et pour un héros d'Homère!

Thersite n'était pas sans doute un bouffon volontaire. Il siégeait dans l'assemblée des rois; il prenait part aux délibérations. C'était surtout son extérieur grotesque, sa lâcheté, son insolence et sa vantardise qui provoquaient le rire de la foule. On peut croire qu'il ne recherchait pas ce genre de succès. Aussi est-ce seulement pour donner à la série un ancêtre fameux que nous avons cru devoir rappeler son nom.

Les vrais bouffons populaires, nous les trouvons en Grèce, au temps d'Aristophane, d'Isocrate, de Théophraste, sur les places publiques, aux jours de fête, sous toutes les formes et sous tous les noms. Les uns étonnent la foule par leur talent de ventriloque; les autres imitent le grognement du pourceau, le glousse

1. Chant II, vers 246 sqq.

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