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un danseur bouffe nommé Ballon qui parut à la cour de Louis XV; et le savant et facétieux Grosley1 raconte dans ses Mémoires de l'Académie de Troyes, qu'il vit, en 1738, le fou du cardinal de Fleury : « J'eus, en 1738, l'honneur, à la Muette, dans le bois de Boulogne, de quelques moments d'entretien avec le fou du cardinal de Fleury, qui étoit venu comme les autres à la suite de la cour. Il étoit vêtu en cardinal, portoit calotte rouge, chapeau à ganse d'or, bas rouges et habit violet. ou pourpré. Il étoit monté sur une mule caparaçonnée, comme le sont à Rome celles des cardinaux. Les courtisans l'appelaient Monseigneur. Cet homme, Provençal, était âgé d'environ soixante ans, fort nigaud, très-fat et un peu bête....»

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Enfin, si nous en croyons le bibliophile Jacob, MarieAntoinette elle-même aurait remis en honneur l'ancien usage royal : « Au château de Versailles... vivait encore, il y a peu d'années, un vieillard en cheveux blancs, entouré de vieux meubles, de vieux tableaux, de vieilles friperies, et d'une multitude de reliques des modes de Louis XVI, monument du rôle qu'il avait joué sous ce règne : c'était le bouffon de Marie-Antoinette. Il nous montrait en pleurant quelques grains de café qu'il avait reçus de cette malheureuse reine à laquelle il dit alors « Je regrette pour la première fois qu'une si grande reine ait la main si petite. »Versailles, vide de ses rois, avait conservé un fou de cour comme une ruine vivante de l'ancienne monarchie. »

La Révolution de 1789 emporta les bouffons de cour

1. Jean Grosley, avocat et littérateur, né à Troyes en 1718, mort en 1785, se fit connaître par plusieurs ouvrages de jurisprudence et d'autres moins sérieux où la plaisanterie se mêle continuellement à l'érudition.

et les bouffons domestiques avec toutes les autres institutions de l'ancien régime. Mais elle ne prétendit point enlever au coeur de l'homme ce besoin de rire, de chercher des distractions aux tristesses de la vie, qui est comme le fond de l'humaine nature et surtout

Ballon, danseur sous Louis XV.

du caractère français. Les bouffons eurent donc des successeurs. Le monde du Directoire, si avide de plaisirs et de jouissances de toutes sortes, n'eut garde d'oublier un élément de gaieté consacré pour ainsi dire, par l'usage des siècles. Les farceurs et les grimaciers, les Pantalons, les Gilles, les Mizelins parurent aux petits

soupers des muscadins, des incroyables et de la jeunesse dorée du club de Clichy. Tallien et surtout Barras leur offrirent une large hospitalité; et plus d'un conquit la renommée, presque la gloire, dans les fêtes que présidaient les Merveilleuses et la plus

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célèbre de toutes, la belle Thérésa Cabarrus1. costumée à la grecque, et

Faisant de ses pieds nus craquer les anneaux d'or.

Ce fut une heureuse époque pour les plaisants de

1. Thérésa Cabarrus, fille d'un banquier espagnol, née en 1775 à Saragosse, mariée à quatorze ans à un conseiller au Parlement de Bordeaux, puis devenue libre par un divorce, fut remarquée par Tallien, alors commissaire de la Convention à Bordeaux. Elle fut jetée en prison après le départ de Tallien; et c'est, dit-on, le danger qu'elle courait qui décida Tallien à hâter le coup d'État du 9 thermidor, où succomba Robespierre (27 juillet 1794). Elle épousa Tailien aussitôt après.

société, les auteurs de facéties et les mystificateurs. Ces derniers surtout firent une triomphante fortune. Ils n'étaient pas les inventeurs du genre. Déjà le poète Santeuil au dix-septième siècle et quelques-uns des abbés de cour du dix-huitième s'étaient rendus fameux par maints tours dont le meilleur nous paraîtrait aujourd'hui de fort mauvais goût. Ces traditions furent reprises au dix-neuvième siècle avec un éclat singulier par Grimod de la Reynière, par Romieu, etc.2. C'est en eux surtout qu'il faut voir les héritiers et comme les continuateurs des bouffons en titre d'office et de ces légions d'amuseurs si fort prisés des grands seigneurs de l'ancien régime.

1. J.-B. Santeuil, né en 1630, mort en 1697, est un poète latin moderne plus célèbre par sa gaieté et ses bons mots que par ses

vers.

2. Grimod de la Reynière est l'auteur célèbre de l'Almanach des Gourmands. Quant à Romieu, il n'est pas un homme de la génération de 1848 qui n'ait gardé le souvenir de ses énormes mystifications, ce qui ne l'empêcha point de devenir préfet du second empire.

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Les bouffons de cour ne sont pas, on l'a vu, un produit particulier du sol gaulois. De même qu'il y avait eu dans l'antiquité des fous attachés à la personne des souverains ou des grands personnages, de même, il y en eut au moyen âge et dans les temps modernes chez tous les peuples d'Europe. Il y en a même aujourd'hui encore au milieu des nègres d'Afrique, et en Mingrélie, auprès des princes du Caucase.

Les rois d'Angleterre ont eu des bouffons comme les rois de France. A défaut d'autres documents pour établir la vérité de cette assertion, on pourrait se contenter de rappeler les scènes du roi Lear où Shakspeare nous présente le fou de cet infortuné prince. Dans cette partie du drame, le poète met évidemment sur le théâtre les usages de son temps ou des temps récemment écoulés. Le roi Lear aime son fou, qui ne l'abandonne pas, au milieu l'ingratitude de ses filles et de ses serviteurs. Il ne lui parle qu'en des termes d'une tendresse touchante. Il l'appelle mon garçon, mon enfant mon ami1. Au reste, ce fou est une sorte de philo1. Voir le roi Lear, acte III, scène .

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