Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VI.

Que les Demons ne font pas suffisamment établis par par le Paganifme.

D

Ans les

la Poëfie & la premiers tems Philofophie étoient la même chose: toute fageffe étoit renfermée dans les Poëmes. Ce n'eft pas que par cette alliance la Poëfie en valût mieux, mais la Philofophie en valoit beaucoup moins. Homere & Hefiode ont été les premiers Philofophes Grecs, & de-là vient que les autres Philofophes ont toujours pris fort ferieufement ce qu'ils avoient dit; & ne les ont citez qu'avec honneur.

Homere confond le plus fouvent les Dieux & les Demons; mais Heliode diftingue quatre. efpeces de Natures raifonnables, les Dieux, les Demons, les Demi-Dieux ou Heros, & les Hommes. Il va plus loin, il marque la durée de la vie des Demons; car ce font des Demöns, que les Nymphes dont il parle dans P'endroit que nous allons citer, & Plutarque l'entend ainfi.

Une Corneille, dit Heliode, vit neuf fois autant qu'un homme; un Cerf quatre fois autant qu'une Corneille; un Corbeau trois fois autant qu'un Cerf, le Phenix neuf fois autant qu'un Corbeau, & les Nymphes enfin dix fois autant que

le Phenix.

On ne prendroit volontiers tout ce calcul

que

que pour une pure rêverie poëtique, indigne qu'un Philofophe y faffe aucune reflexion, & indigne même qu'un Poëte limite; car l'agrément lui manque autant que la verité mais Plutarque n'eft pas de cet avis. Comme il voit qu'en fuppofant la vie de l'homme de 70. ans, ce qui en eft la durée ordinaire, les Demons devroient vivre 680400. ans, & qu'il ne conçoit pas bien qu'on ait pu avoir l'experience d'une fi longue vie dans les Demons, il aime mieux croire qu'Hefiode par le mot d'âge d'homme, n'a entendu qu'une année. L'interprétation n'eft pas trop naturelle; mais fur ce pied-là on ne compte pour la vie des Demons que 9720. ans, & alors Plutarque n'a plus de peine à concevoir comment on a pû experimenter que les Demons vivoient ce tems-là. De plus, il remarque dans le nombre de 9720. de certaines perfections Pythagoriciennes, qui le rendent tout-à-fait digne de marquer la durée de la vie des Demons. Voilà les raifonnemens de cette Antiquité fi vantée..

Des Poëmes d'Homere & d'Hefiode les Demons ont paffé dans la Philofophie de Platon. Il ne peut être trop loüé de ce qu'il eft celui d'entre les Grecs qui a conçu la plus hate idée de Dieu; mais cela même l'a jetté dans de faux raifonnemens. Parce que Dieu eft infiniment élevé au-deffus des hommes il a cru qu'il devoit y avoir entre lui & nous des especes moyennes qui fiffent la communication de deux extrêmitez fr éloignées; & par le moyen defquelles Faction de Dieu paffat jufqu'à nous. Dieu, difoit-il, reffemB 4

ble

ble à un triangle qui a fes trois côtez égaux les Demons à un triangle qui n'en a que deux égaux , & les hommes à un triangle qui les a inégaux tous trois. L'idée eft aflez belle, il ne lui manque que d'être mieux fondée,

Mais quoi? ne fe trouve-t-il pas après tout, que Platon a raisonné jufte, & ne favonsnous pas certainement par l'Ecriture Sainte qu'il y a des Genies Miniftres des volontez de Dieu, & fes Meffagers auprès des hommes? N'eft-il pas admirable que Platon ait découvert cette verité par fes feules lumieres naturelles?

J'avoue que Platon a deviné une chofe qui eft vraie, & cependant je lui reproche de l'avoir devinée. La Révelation nous affure de l'Existence des Anges & des Demons, mais il n'eft point permis à la Raifon humaine de nous en affurer. On eft embaraflé de cet efpace infini qui eft entre Dieu & les hommes; & on le remplit de Genies & de Demons; mais de quoi remplira-t-on l'espace infini qui fera entre Dieu & ces Genies, ou ces Demons mêmes? Car de Dieu à quelque creature que ce foit la diftance eft infinie. Comme il faut que l'action de Dieu traverse, pour ainsi dire, ce vuide infini pour aller jufqu'aux Demons, elle pourra bien aller auffi jufqu'aux hommes, puis qu'ils ne font plus éloignez que de quelques degrez, qui n'ont nulle proportion avec ce premier éloignement. Lors que Dieu traite avec les hommes par le moyen des Anges, ce n'est pas à dire que les Anges foient neceffaires pour cette communication, ainfi que Platon le pre

ten

tendoit, Dieu les y employe pour des raifons que la Philofophie ne penetrera jamais, & qui ne peuvent être parfaitement connues que de lui feul.

Selon l'idée que donne la comparaison des Triangles, on voit que Platon avoit imaginé les Demons, afin que de Creature plus parfaite en Creature plus parfaite, on montât enfin jufqu'à Dieu ;de forte que Dieu n'auroit que quelques degrez de perfection par deffus la premiere des Creatures. Mais il eft vifible que comme elles font toutes infiniment imparfaites à fon égard, parce qu'elles font toutes infiniment éloignées de lui, les differences de perfection qui font entre elles, 'difparoiffent dès qu'on les compare avec Dieu; ce qui les éleve les unes au-deffus des autres, ne les approche pourtant pas de lui.

Ainfi à ne confulter que la Raifon humaine, on n'a pas befoin de Demons, ni pour faire paffer l'action de Dieu jufqu'aux hommes, ni pour mettre entre Dieu & nous quelque chofe qui approche de lui, plus que nous ne pouvons en approcher.

Peut-être Platon lui même n'étoit-il pas auffi fûr de l'existence de fes Demons que les Platoniciens l'ont été depuis. Ce qui me le fait foupçonner, c'eft qu'il met l'Amour au nombre des Demons, car il mêle fouvent la galanterie avec la Philofophie, & ce n'eft pas la galanterie qui lui réuffit le plus mal. Il dit que l'Amour eft Fils du Dieu des Richeffes, & de la Pauvreté; qu'il tient de fon Pere la grandeur de courage, l'élevation des penfées, l'inclination à donner, la prodigalité, la confiance en fes propres forB 5

[ocr errors]

Ces, l'opinion de fon merite, l'envie d'avoir toujours la préference, mais qu'il tient de fa Mere cette indigence qui fait qu'il demande toujours, cette importunité avec laquelle il demande, cette timidité qui l'empêche quelquefois d'ofer demander, cette difpofition qu'il a à la fervitude, & cette crainte d'être méprifé qu'il ne peut jamais perdre. Voilà, à mon fens, une des plus jolies Fables qui se soient jamais faites. I eft plaifant que Platon en fit quelquefois d'auffi galantes & d'auffi agréables qu'auroit pu faire Anacréon lui-même, &c. quelquefois auffi ne raifonnât pas plus folidement que n'auroit fait Anacréon. Cette origine de l'Amour explique parfaitement bien toutes les bizarreries de fa nature, mais auffi on ne fait plus ce que c'eft que les Demons, du moment que l'Amour en eft un. Il n'y a pas d'aparence que Platon ait entendu cela dans un fens naturel & philofophique, ni qu'il ait voulu dire que l'Amour fût un Etre hors. de nous, qui habitât les Airs. Affurément il l'a entendu dans un fens galant , & alors il me femble qu'il nous permet de croire que tous fes Demons font de la même efpece que l'Amour; & puifqu'il mêle de gayeté de coeur des Fables dans fon Syftême, il ne fe foucie pas beaucoup que le refte de fon Syftême paffe pour fabuleux. Jufqu'ici nous n'avons fait que répondre aux raifons qui ont fait croire que les Oracles, avoient quelque chofe de furnaturel, commen gons préfentement à attaquer cette opinion,

CHA

« PreviousContinue »