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DISCOURS

SUR

LE DIALOGUE SUIVANT.

Le dialogue qu'on donne ici au public a été com posé à l'occasion de cette prodigieuse multitude de romans qui parurent vers le milieu du siecle précédent, et dont voici en pen de mots l'origine. Honoré d'Urfé, homme de fort grande qualité dans le Lyonnois, et très enclin à l'amour, voulant faire valoir un grand nombre de vers qu'il avoit composés pour ses maîtresses, et rassembler en un corps plusieurs aventures amoureuses qui lui étoient arrivées, s'az visa d'une invention très agréable. Il feignit que dans le Forez, petit pays contigu à la Limagne d'Auvergne, il y avoit eu, du temps de nos premiers rois, une troupe de bergers et de bergeres qui habitoient sur les bords de la riviere du Lignon, et qui, assez accommodés des biens de la fortune, ne laissoient pas néanmoins, par un simple amusement, et pour leur seul plaisir, de mener paître eux-mêmes leurs troupeaux. Tous ces bergers et toutes ces bergeres étant d'un fort grand loisir, l'amour, comme on le peut penser, et comme il le raconte lui-même, ne tarda guere à les y venir troubler, et produisit quan

tité d'évènements considérables. D'Urfé y fit arriver toutes ses aventures, parmi lesquelles il en mêla beaucoup d'autres, et enchâssa les vers dont j'ai parlé, qui, tout méchants qu'ils étoient, ne laisserent pas d'être soufferts, et de passer à la faveur de l'art avec lequel il les mit en œuvre : car il soutint tout cela d'une narration également vive et fleurie, de fictions très ingénienses, et de caracteres aussi finement imaginés qu'agréablement variés et bien suivis. Il composa ainsi un roman qui lui acquit beaucoup de réputation, et qui fut fort estimé, même des gens du goût le plus exquis; bien que la morale en fût fort vicieuse, ne prêchant que l'amour et la mollesse, et allant quelquefois jusqu'à blesser un peu la pudeur. Il en fit quatre volumes, qu'il intitula ASTRÉE, du nom de la plus belle de ses bergeres; et sur ces entrefaites étant mort, Baro son ami, et, selon quel= ques uns, son domestique, en composa sur ses mémoires un cinquieme tome, qui en formoit la con= clusion, et qui ne fut guere moins bien reçu que les quatre autres volumes. Le grand succès de ce roman échauffa si bien les beaux esprits d'alors, qu'ils en firent à son imitation quantité de semblables, dont il y en avoit même de dix et de douze volumes; et ce fut quelque temps comme une espece de débordement sur le Parnasse. On vantoit sur-tout ceux de Gomberville, de la Calprenede, de Desmarets et de Scuderi. Mais ces imitateurs, s'efforçant mal-à-pro

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d'enchérir sur leur original, et prétendant en pos noblir ses caracteres, tomberent, à mon avis, dans

une très grande puérilité : car au lieu de prendre, comme lui, pour leurs héros, des bergers occupés du seul soin de gagner le cœur de leurs maîtresses, ils prirent, pour leur donner cette étrange occupa= tion, non seulement des princes et des rois, mais les plus fameux capitaines de l'antiquité, qu'ils pei= gnirent pleins du même esprit que ces bergers, ayant à leur exemple fait comme une espece de vœu de ne parler jamais et de n'entendre jamais parler que d'amour. De sorte qu'au lieu que d'Urfé dans son Astrée, de bergers très frivoles, avoit fait des héros de roman considérables, ces auteurs, an contraire, des héros les plus considérables de l'histoire, firent des bergers très frivoles, et quelquefois même des bourgeois (1) encore plus frivoles que ces bergers. Leurs ouvrages néanmoins ne laisserent pas de trouver un nombre infini d'admirateurs, et eurent long-temps ane fort grande vogue. Mais ceux qui s'attirerent le plus d'applandissements, ce furent le Cyrus et la Clélie de mademoiselle de Scuderi, sœur de l'auteur du même nom. Cependant, non seulement elle tom= ba dans la même puérilité, mais elle la poussa

(1) Les auteurs de ces romans, sous le nom de ces héros, peignoient quelquefois le caractere de leurs amis particuliers, gens de peu de conséquence.

encore à un plus grand excès. Si bien qu'au lieu de représenter, comme elle devoit, dans la personne de Cyrus, un roi promis par les prophetes, tel qu'il est exprimé dans la Bible, ou, comme le peint Hérodote, le plus grand conquérant que l'on eût encore vu, ou enfin tel qu'il est figuré dans Xénophon, qui a fait aussi-bien qu'elle un roman de la vie de ce prince; au lieu, dis-je, d'en faire un modele de toute perfection, elle en composa un Artamene plus fou que tous les Céladons et tous les Sylvandres, qui n'est occupé que du seul soin de sa Mandane, qui ne fait du matin au soir que lamenter, gémir, et filer le parfait amour. Elle a encore fait pis dans son autre roman intitulé CLÉLIE, où elle représente tous les héros de la république romaine naissante, les Hora= tius Coclès, les Mutius Scévola, les Clélie, les Lu= les Brutus, encore plus amoureux qu'Arta= mene, ne s'occupant qu'à tracer des cartes géographiques d'amour, qu'à se proposer les uns aux autres des questions et des énigmes galantes; en un mot, qu'à faire tout ce qui paroît le plus opposé au caractere et à la gravité héroïque de ces premiers Romains.

crece,

Comme j'étois fort jeune dans le temps que tous ces romans, tant ceux de mademoiselle de Scuderi, que ceux de la Calprenede et de tous les autres, faisoient le plus d'éclat, je les lus, ainsi que les lisoit tout le monde, avec beaucoup d'admiration ; et je les regar

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