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j'ai toujours été en route ou malade, et que j'ai 1753. compté venir bientôt vous embraffer, vous me pardonnerez encore davantage; et quand vous faurez le refte, vous plaindrez bien votre vieil ami. Je vous adreffe ma lettre à Paris, fachant bien qu'un confeiller d'honneur n'entre point dans la querelle des confeillers ordinaires, et eft trop fage pour voyager. J'ai voyagé, mon cher et refpectable ami, et le pigeon a eu l'aile caffée avant de revenir au colombier. Je fuis d'ailleurs forcé de refter encore quelque temps à Francfort, où je fuis tombé malade. J'ai appris, en passant par Caffel, que Maupertuis y avait féjourné quatre jours fous le nom de Morel, et qu'il y avait fait imprimer un libelle de la Beaumelle, fous le titre de Francfort, revu et corrigé par lui. Vous remarquerez qu'il imprimait cet ouvrage au mois de mai, fous le nom de la Beaumelle, dans le temps que ce la Beaumelle était à la baftille dès le mois d'avril. C'est bien mal calculer pour un géomètre. Il l'a envoyé à M. le duc de Saxe-Gotha, lorfque j'étais chez ce prince. C'est encore un mauvais calcul; cela n'a fait que redoubler les bontés que M. le duc de Saxe-Gotha et toute fa maifon avaient pour moi.

Voilà une étrange conduite pour un président d'académie. Il eft néceffaire pour ma juftification qu'on en foit inftruit. Ce font-là de fes artifices, et c'est ainsi à peu-près qu'il en ufait avec d'autres perfonnes, lorfqu'il mettait le trouble dans l'académie des fciences. Cette vie-ci, mon cher ange, me paraît un peu orageuse; nous verrons fi l'autre fera plus tranquille. On dit qu'autrefois il y eut une grande bataille dans ce pays-là, et vous favez que la Difcorde

habitait dans l'Olympe. On ne fait où fe fourrer. Il fallait refter avec vous. Ne me grondez pas, je suis 1753. très-bien puni, et je le fuis furtout par mon cœur. Je m'imagine que vous, et madame d'Argental, et vos amis, vous me plaignez autant que vous me condamnez. Madame Denis eft à Strasbourg, et moi à Francfort, et je ne puis l'aller trouver. Je fuis arrivé avec les jambes et les mains enflées. Cette petite addition à mes maux n'accommode point en voyage. Je resterai à Francfort, dans mon lit, tant qu'il plaira à DIEU.

Adieu, mon cher ange; je baise, à tous tant que vous êtes, le bout de vos ailes avec tendreffe et componction. Il eft très-cruellement probable que je pourrai refter ici affez de temps pour y recevoir la confolation d'une de vos lettres, au lieu d'avoir celle de venir vous embraffer.

LETTRE XIII.

A M. KOENIG.

Francfort, juin.

OTRE martyr eft arrivé à Francfort, dans un état qui lui fait envisager de fort près le pays où l'on faura les principes des chofes, et ce que c'eft que cette force motrice fur laquelle on raisonne tant icibas, mais dont je fuis prefque privé. J'ai été, comme je vous l'ai mandé, défabufé des idées fauffes que vos adverfaires avaient données fur la viteffe vraie et fur la vitesse propre. Il eft plus difficile

de fe détromper des illufions de ce monde, et des 1753. fentimens qui nous y attachent jufqu'au dernier moment. J'en éprouve d'affez douloureux pour avoir pris votre parti; mais je ne m'en repens pas, et je mourrai dans ma créance. Il me paraît toujours abfurde de faire dépendre l'existence de DIEU d'a plus b divifé par z.

Où en ferait le genre-humain, s'il fallait étudier la dynamique et l'aftronomie pour connaître l'Etre fuprême? Celui qui nous a créés tous doit être manifeste à tous, et les preuves les plus communes font les meilleures, par la raifon qu'elles font communes; il ne faut que des yeux et point d'algèbre pour voir le jour.

DIEU a mis à notre portée tout ce qui eft néceffaire pour nos moindres befoins: la certitude de fon existence est notre befoin le plus grand. Il nous a donné affez de fecours pour le remplir; mais comme il n'eft point du tout néceffaire que nous fachions ce que c'eft que la force, et fi elle eft une propriété effentielle ou non à la matière, nous l'ignorons et nous en parlons. Mille principes se dérobent à nos recherches, parce que tous les fecrets du Créateur ne font pas faits pour nous.

On a imaginé, il y a long-temps, que la nature agit toujours par le chemin le plus court, qu'elle emploie le moins de forces et la plus grande économie poffible; mais que répondraient les partifans. de cette opinion, à ceux qui leur feraient voir que nos bras exercent une force de près de cinquante livres pour lever un poids d'une feule livre; que le cœur en exerce une immenfe pour exprimer une goutte

de fang; qu'une carpe fait des milliers d'oeufs pour produire une ou deux carpes; qu'un chêne donne un nombre innombrable de glands qui fouvent ne font pas naître un feul chêne? Je crois toujours, comme je vous le mandais il y a long-temps, qu'il y a plus de profufion que d'économie dans la nature.

Quant à votre difpute particulière avec votre adverfaire, il me femble de plus en plus que la raison et la justice font de votre côté. Vous favez que je ne me déclarai pour vous que quand vous m'envoyâtes votre Appel au public. Je dis hautement alors ce que toutes les académies ont dit depuis, et je pris, de plus, la liberté de me moquer d'un livre três-ridicule que votre perfécuteur écrivit dans le même temps.

Tout cela a caufé des malheurs qui ne devaient pas naître d'une fi légère caufe. C'eft-là encore une des profufions de la nature. Elle prodigue les maux: germent en foule de la plus petite femence.

ils

Je peux vous affurer que votre perfécuteur et le mien n'a pas, en cette occafion, obéi à sa loi de l'épargne; il a ouvert le robinet du mauvais tonneau quand il s'eft trouvé auprès de Jupiter. Quelle étrange misère, d'avoir paffé de Jupiter à la Beaumelle ! Peut-il fe difculper de la cruauté qu'il eut de susciter contre moi un pareil homme? peut-il empêcher qu'on ne fache où il a fait imprimer depuis peu un Mémoire de la Beaumelle, revu et corrigé par lui? ne fait-on pas dans quelle ville il refta les quatre premiers jours du mois de mai dernier, fous le nom de Morel, pour faire imprimer ce libelle? ne connaît-on pas le libraire qui l'imprima fous le titre de Francfort? Quel emploi

1753.

1753.

pour un préfident d'académie! Il en envoya, le 1 2 mai, un exemplaire à fon altesse séréniffime monseigneur le duc de Saxe-Gotha, croyant par là m'arracher les bontés, la protection et les foins dont on m'honorait à Gotha pendant ma maladie. C'était mal calculer de toutes les façons pour un géomètre. La Beaumelle était à la baftille, dès le 22, avril, pour avoir infulté des citoyens et des fouverains dans deux mauvais livres; il ne pouvait par conféquent alors envoyer à Gotha, et dans d'autres cours d'Allemagne, ce Mémoire ridicule, imprimé fous fon

nom.

Voilà un de ces argumens, Monfieur, dont on ne peut fe tirer. Il eft, dans le genre des probabilités, ce que les vôtres font dans le genre des démons

trations.

Ce que je vous écrivais, il y a près d'un an, est bien vrai; les artifices font, pour les gens de lettres, la plus mauvaise des armes ; l'on fe croit un politique, et on n'eft que méchant. Point de politique en littérature. Il faut avoir raifon, dire la vérité et s'immoler; mais faire condamner fon ami comme fauffaire, et fe parer de la modération de ne point affifter au jugement; mais ne point répondre à des preuves évidentes, et payer de l'argent de l'académie la plume d'un autre ; mais s'unir avec le plus vil des écrivains, ne s'occuper que de cabales, et en accufer ceux mêmes qu'on opprime c'eft la honte éternelle de l'efprit humain.

Les belles-lettres font d'ordinaire un champ de difputes; elles font, dans cette occafion, un champ de bataille. Il ne s'agit plus d'une plaifanterie gaie

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