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Je lui ai renvoyé fon cordon, fa clef d'or, ornemens très-peu convenables à un philofophe, et que je ne porte prefque jamais. Je lui ai remis tout ce qu'il me doit de mes penfions. Il a eu la bonté de me rendre tout, et de m'inviter à le fuivre à Potsdam, où il me donne dans fa maison le même appartement que j'ai toujours occupé. J'ignore fi ma fanté, qui eft plus déplorable que mon aventure, me permettra de fuivre fa Majefté.

LETTRE IV.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL, à Paris.

J'A1 été

10 de février.

AI été bien malade, mon cher et refpectable ami; je le fuis encore. Le roi de Pruffe m'a envoyé de l'extrait de quinquina.

Tanquam hæc fint noftri medicina doloris,
Vel Deus ille malis hominum mitefcere difcat.

Il devrait bien plutôt m'envoyer une permiffion de partir pour aller me guérir ou mourir ailleurs. Il n'a plus nul besoin de moi. Il fait à préfent mieux que moi la langue française; il écrit français par un a; il fait de bonne profe et de bons vers. Il a écrit, fans me confulter, une philippique fur la querelle de Maupertuis il l'a pris pour Augufte, et moi pour Marc-Antoine. Maupertuis l'a fait imprimer en allemand et en italien, avec les aigles pruffiennes à la

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tête. Battu à Actium et à la tribune aux harangues, 1753. il ne me reste qu'à aller mourir dans cette terre que vous me propofez, et de vous embraffer avant ma mort. Voici une espèce de teftament littéraire que je vous envoie. Mille tendres refpects à tous les anges. Je vous prie de donner copie de mon teftament.

LETTRE V.

A M. LE MARQUIS D'ARGENS, à Potsdam.

JE

Berlin, 16 de février.

E me meurs, mon cher Marquis, et j'ai la force de vous avouer ma faibleffe Je ne vous nierai pas certainement que ma douleur eft inexprimable. J'ai voulu me vaincre et venir à Potsdam, mais je fuis retombé, la veille de mon départ, dans un état dont il n'y a pas d'apparence que je relève. Mon éréfipèle eft rentré, la dyffenterie eft furvenue, j'ai fouvent la fièvre; il y a quatorze jours que je fuis dans mon lit. Je fuis feul, fans aucune confolation, à quatre cents lieues d'une famille en larmes à qui je fers de père. Voilà mon état. Je compte fur votre amitié qui fait prefque ma feule confolation, et je vous embrasse tendrement.

A U MEME.

CHER frère, je vous renvoie Locke. Maupertuis,

dans fes belles lettres, a beau dire du mal de ce grandhomme, fon nom fera auffi cher à tous les philofophes que celui de Maupertuis excitera de haine. Kanig vient de lui donner le dernier coup, en lui démontrant qu'il eft un plagiaire. On a imprimé à Leipfick une hiftoire complète de toute cette étrange aventure, qui ne fait pas d'honneur à ce pays-ci. Soyez trèssûr que toute l'Europe littéraire eft déchaînée contre lui; et qu'excepté Euler et Mérian, qui font malheureufement parties dans ce procès, tout le refte des académiciens lève les épaules.

Je fuis dans mon lit malade, malgré le quinquina du roi. Vous devriez bien venir demain dîner avec frère Paul chez Antoine. Ce fera peut-être la dernière fois de ma vie que je vous verrai. Donnez-moi cette confolation.

1753.

AU MEM E.

Mon cher Ifaac, il eft vrai que j'ai enfoncé des

épingles dans le cu, mais je ne mettrai point ma tête dans la gueule.

Je vous prie de lire attentivement l'article ci-joint du Dictionnaire de Scriberius audens, et de me le rendre, et de m'en dire votre avis. Je fuis fâché que vous ne vous appliquiez plus à ces bagatelles rabbiniques, théologiques et diaboliques; j'aurais de quoi vous

amufer mais vous aimez mieux à préfent la baffe 1753. de viole. Tout eft égal dans ce monde, pourvu qu'on fe porte bien et qu'on s'amufe.

Si benè vales, ego quidem non valeo... te amo, tua tucor. Avez-vous reçu votre contrat? Songez, je vous en prie, au livre de l'abbé de Prades, et à la religion naturelle: c'eft la bonne, il faut l'avoir dans le cœur.

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CHER frère, vous êtes affurément le premier capitained'infanterie qui ait ainfi parlé de philofophie. Votre extrait de Gaffendi eft digne de Bayle. Je ne favais pas que Gaffendi eût été le précurseur de Locke, dans le doute modefte et éclairé fi la matière peut penfer. Il y a dans de vieux magafins, où perfonne ne fouille, des épées rouillées, mais excellentes, dont un bon guerrier peut fe fervir pour percer les fots.

Belzebuth vous ait en fa fainte garde, mon cher Marquis; je vous aime de tout mon cœur. Tâchez de venir aujourd'hui chez votre frère le damné, qui fouffre plus que jamais.

FRERE

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RERE Paul, je vous attendais, je comptais fouper avec vous aujourd'hui, et nous nous fimes hier une fête de vous promettre au révérend père abbé. Frère, favez-vous bien que je viens de me coucher : mais puifque mon frère eft toujours vifité de DIEU, et affligé en fon corps terreftre, je vais me lever, et mon ame va tâcher de confoler la fienne. J'offre pour vous

mes ferventes prières, et je vous donne le baiser de paix. Dans un quart d'heure je pafferai de ma cellule 1753. dans votre hermitage.

Frère Voltaire.

LETTRE V I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Berlin, 26 de février.

Mon cher ange, j'ai été très-malade, et en même
MON
temps plus occupé qu'un homme en fanté; étonné
de travailler dans l'état où je fuis, étonné d'exister
encore, et me foutenant par l'amitié, c'est-à-dire
par vous et par madame Denis. Je fuis ici le meunier
de la Fontaine. On m'écrit de tous côtés partez,

Fuge crudeles terras, fuge littus iniquum.

Mais partir quand on eft depuis un mois dans fon lit, et qu'on n'a point de congé; fe faire transporter couché, à travers cent mille baïonnettes, cela n'eft pas tout-à-fait auffi aifé qu'on le pense. Les autres me difent: Allez-vous-en à Potsdam, le roi vous a fait chauffer votre appartement; allez fouper avec lui: cela m'eft encore plus difficile. S'il s'agiffait d'aller faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et de la fortune, de repouffer les traits de la calomnie, de faire ce qu'on fait tous les jours auprès des rois, j'irais jouer ce rôle - là tout comme un autre; mais c'eft un rôle que je détefte, et je n'ai rien à demander à aucun roi, Maupertuis, que vous avez fi bien défini, eft un homme que l'excès d'amour propre a rendu

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