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Le devoir du nouvelliste est de dire: Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en tel caractère ; il est bien relié et en beau papier; il se vend tant : il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite: ́sa folie est d'en vouloir faire la critique.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le matin à son réveil.

Le philosophe consume (1) sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule: s'il donne quelque tour à scs pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impres sion qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets, et agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand et un plus

(1) La Bruyère, auteur du présent livre.

rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

Les sots lisent un livre, et ne l'entendent point: les esprits médiocres croient l'entendre parfaitement; les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair. Les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

Un auteur cherche vainement à se faire ad

mirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments; rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent,

Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément, et plus de style que l'on en voit dans celles de Balzac et de Voiture. Elles sont vides de sentiments, qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche : elles sont heureuses, dans le choix des termes qu'elles placent si juste, que,

tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

Il n'a manqué à Térence que d'être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à Molière (1) que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement : quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles

(1) Jean-Baptiste Poquelin, si connu sous le nom de Molière, était fils d'un valet de chambre tapissier du roi : il naquit à Paris environ l'an 1620. Il se mit d'abord dans la troupe des comédiens de Monsieur, ét débuta sur le théâtre au Petit - Bourbon. Il réussit mal la première fois qu'il parut à la tragédie d'Héraclius, dont il faisait le principal personnage, qu'on lui jeta des pommes cuites qui se vendaient à la porte, et il fut obligé de quitter. Depuis ce temps-là, il n'a

images, et quel fléau du ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques!

J'ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence, que le premier d'un style plein et uniforme. montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple : il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie: tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature, il en fait le roman.

Ronsard et Balzac ont eu chacun dans leur genre assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n'y a guere entre ce premier et nous que la différence de quelques mots.

Ronsard et les auteurs ses contemporains ont

plus paru au sérieux, et s'est donné tout au comique, où il réussissait fort bien. Mais, comme il ne jouait que dans ses propres pièces, il faisait toujours un personnage exprès pour lui. Il est mort, presque sur le théâtre, à la représentation du Malade imaginaire, le 17 février 1673.

plus nui au style qu'ils ne lui ont servi. Ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours, et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard

et que Marot; et au contraire, que Belleau, Jodelle, et Du Bartas, aient été si tôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe; et que notre langue à peine corrompue se soit vue réparée.

Marot et Rabelais sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais sur-tout est incompréhensible. Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable: c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme : c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c'est le charme de la canaille: où il est bon, il va jusques à l'exquis et à l'excellent. Il peut être le mets des plus délicats.

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