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parle. Mais l'avez-vous lu? Non, dit Anthime. Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont condamné sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie?

Arsène (1), du plus haut de son esprit, contemple les hommes; et, dans l'éloignement d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s'admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais: occupé et rempli de ces sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles: élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux ames communes le mérite d'une vie suivie et uniforme; et il n'est responsable de ses inconstances qu'à ce cercle d'amis qui les idolâtrent. Eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire. Il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit si bien reçu dans le monde, et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il daigne lire: incapable d'être corrigé par cette peinture, qu'il ne lira point.

(1) Le marquis de Tréville, ou l'abbé de Choisy..

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Théocrine (1) sait des choses assez inutiles; il a des sentiments toujours singuliers; il est moins profond que méthodique; il n'exerce que sa mémoire; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage; il l'écoute. Est-il lu, il me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t-il? Je vous l'ai déja dit, il me parle du sien.

Il n'y a point d'ouvrage (2) si accompli qui ne fondit tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins.

C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient: Pourquoi supprimer cette pensée? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable; et ceux-là affirment au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils

(1) L'abbé Dangeau, ou de Brie. Ce dernier, fils d'un chapelier de Paris, est auteur d'un petit roman intitulé: Les Amours du duc de Guisé, surnommé le Balafré, 1695, in - 12. Il a traduit quelques odes d'Horace d'une manière qui ne répond nullement au génie de ce poëte.

(2) Les Cartes de l'abbé Dangeau.

lui auraient donné un autre tour. Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré, et qui peint la chose au naturel : il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre: et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi; et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent? Un auteur sérieux (1) n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants ́est ‹un_mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise.

Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentiments: il faudrait leur parler par

(1) Allusion aux différentes applications que l'on fait des caractères du présent livre..

signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à être serré et concis, et quelque réputation qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux seuls : ils conçoivent une période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre : leur avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage. Un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante, et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare, et que peu d'écrivains s'en accommodent. Les comparaisons tirées d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournis sent aucune idée de l'éloquence. Montrez-leur un feu grégeois qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon et du beau.

#Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier? Je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime, que d'éviter toutes sortes de fautes. Le Cid n'a eu qu'une Voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de

l'admiration : il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique (a), qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les grands et le peuple : ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on puisse faire; et l'une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid.

Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentimens nobles et courageux, ne cherchez pas une autre regle pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ouvrier.

Capys (1), qui s'érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme Bouhours et Rabutin, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis (2) n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénuement avec le public que Capys est un froid écrivain.

(a) Cette pièce excita la jalousie du cardinal de Richelieu, qui obligea l'Académie française à la critiquer.

(1) Boursault, auteur de la comédie d'Ésope, et de quelques autres ouvrages.

(2) Boileau.

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