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la menacer; on a pu quelquefois être tenté de croire qu'elle touchoit à cette époque fatale qui termine les destinées des peuples, et ramène sur la terre de longs intervalles de barbarie, d'où renaît lentement une civilisation nouvelle; mais cette première terreur se dissipe. L'Europe ne ressemble pas à l'empire romain. Les lumières plus grandes sont aussi plus communes : l'Europe les a distribuées dans l'univers. Partout sont des colonies qui nous renverroient la civilisation que nous leur avons transmise. L'Amérique est peuplée de nos arts. Nos arts eux-mêmes sont défendus par une invention qui ne leur permet pas de périr : une seule découverte a garanti toutes les autres. La corruption peut s'accroître; le renouvellement du monde paroît impossible. De quel point de la terre partiroit la fausse lumière d'une religion ̧ nouvelle? Quelle puissance prétendroit nous apporter d'autres idées? Nous pouvons nous égarer; mais qui pourroit nous instruire? Ainsi l'Europe entière suivra la route qu'elle a prise; il surviendra des guerres, il passera des révolutions; tous les malheurs sont possibles, excepté la barbarie. Cependant on cherchera toujours la liberté par les lois. C'est une conquête que les arts et les lumières de l'Europe rendent inévitable, et qui paroît d'autant plus assurée, que chacun de nos malheurs nous en approche davantage. La France

y sera conduite par la sagesse de son Roi; et l'ouvrage d'un Français, le livre impérissable de Montesquieu, sera compté parmi les monumens qui doivent la promettre et l'affermir.

NOTES

DE L'ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

(1) PAGE 50.

« Un homme né chrétien et Français, se trouve contraint dans la sa« tire: les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois, et « se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de « son génie et de son style. » La Bruyère, chap. Ier des ouvrages de l'Esprit. Si on poussoit trop loin cette pensée, si on l'interprétoit avec la même rigueur que celle d'un auteur contemporain, on deviendroit injuste envers la Bruyère et le grand siècle où il a vécu. La Bruyère, faisant allusion à ses propres travaux, vouloit seulement expliquer par quel motif il bornoit aux détails de la vie, et aux ridicules privés, un talent d'observer et de peindre, qu'il auroit porté avec avantage sur les plus grands objets de l'ordre social. Louis XIV étoit monté sur le trône après des troubles civils, qui agitèrent l'état, sans jeter dans les esprits aucun principe de liberté, parce qu'ils ne tenoient qu'à des ambitions de cour, à des rivalités de pouvoir. Il se rendit la justice de croire qu'il sauroit par lui seul maintenir et élever la royauté. Comme le dit d'ailleurs la Bruyère, il fut lui-même son principal ministre : il reprit le rôle de Richelieu, et se montra seulement moins sévère, et plus généreux, parce qu'il n'étoit pas obligé de régner au nom d'un autre. La conduite des parlemens, sous Mazarin, avoit été si misérablement factieuse, qu'un roi jeune, habile, et bientôt victorieux, n'eut pas de peine à réduire au néant ces foibles barrières, et à réunir dans sa main le pouvoir absolu. Deux choses sauvèrent la France du despotisme : la magnanimité personnelle du monarque, et cet honneur, dont Montesquieu a fait le principe des monarchies; honneur qui, nourri dans les heureux succès de la guerre, se fortifioit chaque jour avec la gloire du souverain, et arrêtoit ainsi la puissance arbitraire par ces victoires et ces triomphes mêmes qui servent ordinairement à l'augmenter. L'honneur fut donc sous Louis XIV le contre-poids du pouvoir.

Comme l'âme généreuse et la noble délicatesse de ce grand roi luí indiquoient toujours d'avance le point où il auroit rencontré cette barrière, il ne la heurta jamais, et il gouverna sans aucune apparence de contradiction et d'obstacle. Toutes les maximes du pouvoir absolu furent reçues et sanctifiées par la religion. Bossuet devint le publiciste du siècle de Louis XIV, comme il en étoit le prédicateur et le théologien. La politique de ce grand homme devoit être aussi impérieuse que la foi qu'il enseignoit. Son ardente imagination se laissoit ravir d'enthousiasme pour la splendeur du trône et du monarque; et son génie vaste ne pouvoit concevoir que dans l'exercice absolu d'une immense domination quelque chose d'égal à sa force, qu'il prenoit involontairement pour mesure de la force d'un roi. Ainsi, tandis que dans une île voisine, de factieux sectaires, par une interprétation perverse des saintes écritures, établissoient la haine de toute primauté politique et religieuse, et ce qu'ils appeloient l'égalité primitive des hommes, Bossuet puisoit également dans les saintes écritures les maximes d'un pouvoir aussi absolu que les décisions de l'église et ses leçons mêmes, données au nom de la religion, sembloient agrandir et consacrer les rois qui, ne pouvant être punis que par Dieu, n'étoient avertis que par ses ministres.

On n'a peut-être point assez remarqué l'influence de Bossuet sur l'esprit de son siècle. Cet homme, par ses doctrines, son caractère et son génie, étoit singulièrement propre à seconder le règne de Louis-le-Grand. Ce dédain qu'il exprimoit pour les vaines disputes des politiques; cette hauteur de raison avec laquelle il abattoit les pensées de l'orgueil humain; cette habitude de ne rien voir d'important pour les hommes que la religion; cette autorité menaçante qui écrasoit à la fois les opinions théologiques et les raisonnemens républicains des protestans, de manière à rendre toujours la liberté complice de l'hérésie, tout,' dans Bossuet, devoit servir à l'affermissement du pouvoir absolu, et éloigner les esprits de la discussion des intérêts civils. Cette disposition préparée par beaucoup de circonstances devint générale; et le siècle le plus rempli de l'esprit littéraire de l'antiquité parut en même temps le plus indifférent pour les maximes de liberté, qui, dans l'antiquité, sont inséparables de toute littérature. Le progrès rapide des arts, les créations multipliées du génie, présentoient d'ailleurs aux esprits une occupation enivrante et glorieuse, qui peut-être a besoin d'être exclusive, et qui ne

pouvoit jamais contrarier un pouvoir absol dont l'exercice étoit mêlé de grandeur et de bonté. L'attention publique ne s'étoit point tournée vers ces sciences économiques, qui nécessairement conduisent aux idées de liberté, en inspirant l'envie de défendre des intérêts que l'on croit bien connoître. Enfin, cette portion d'indépendance, nécessaire à toute époque florissante, se retrouvoit dans les disputes religieuses où se jetèrent les plus grands esprits, et qui partageoient et passionnoient le public. Les Lettres provinciales offroient tout l'intérêt, tout le piquant, toute la hardiesse d'un pamphlet politique. Sans compter l'esprit, il y avoit alors plus de malice et de courage à désoler les jésuites, qu'il no sera jamais possible d'en mettre à poursuivre des ministres. Les jansénistes formoient l'opposition, et la soutenoient par de grands noms, d'excellens écrits, d'illustres amitiés, et beaucoup de faveur populaire. L'indépendance de la pensée, ainsi concentrée, s'exerçoit, je le sais, sur des futilités, de vaines arguties. Mais l'indépendance tient moins à la grandeur des choses que l'on défend, qu'à la chaleur, à la publicité, l'obstination avec laquelle il est permis de les défendre. On peut mettre la liberté partout, pourvu qu'on la conserve. Les controverses de Bossuet et de Fénélon, la résistance si longue et si visible d'une grande vertu persécutée, contre tout l'ascendant du pouvoir souverain, furent encore un heureux exemple d'indépendance. Voilà de ces traits qui distinguent la monarchie du despotisme. L'autorité, inaccessible dans son propre domaine, où l'on n'auroit pas même su l'attaquer, luttoit seulement pour des questions frivoles, agrandies par l'opinion; mais enfin elle connoissoit une résistance. Lorsque la raison et le temps ont fait disparoître ces premiers alimens offerts à l'activité des esprits, on a dů arriver à des questions plus sérieuses, à des intérêts plus réels. On est sorti de la réserve dont se plaignoit la Bruyère : un homme né chrétien et Français a pu tout examiner et tout combattre. Que cette hardiesse ait produit du mal, elle n'en est pas moins un résultat obligé des circonstances; elle nous a conduits à la nécessité invincible d'un gouvernement constitutionnel, elle a mis une des plus grandes forces de pouvoir dans cette liberté qui est un de ses périls.

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