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quieu a désigné la France. Notre patrie a pu changer ses lois; ce qu'un tel changement a produit de juste et de salutaire appartient à Montesquieu; car ce grand homme, dans l'apologie même du système ancien, cherchoit à consacrer la liberté légale qui doit animer le système nouveau: quand il célébroit les corps intermédiaires de la monarchie, ce n'étoient pas des priviléges qu'il vouloit défendre, il réclamoit des barrières. Ces barrières lui paroissoient si désirables, qu'il les acceptoit même sous les formes les plus odieuses, et qu'il remercioit l'inquisition en faveur de la résistance qu'elle opposoit au despotisme; mais l'esprit de son ouvrage invoque et promet pour l'avenir des sauvegardes plus légitimes. En répandant les idées d'humanité, de tolérance et de modération dans les peines, il a disposé les peuples à recevoir des gouvernemens limités par les lois et l'intérêt public.

Dans la variété de son ouvrage, Montesquieu avoit séparé les peuples anciens des peuples modérnes, en marquant ces différences insurmontables, qui devoient prévenir pour nous l'imitation insensée des républiques anciennes; mais, par les rapports qu'il reconnoissoit entre les peuples modernes, par cet esprit de commerce et d'industrie qu'il donnoit pour attribut à l'Europe, il avoit préparé le système représentatif (6), système qui ne devoit trouver d'obstacle que dans la tyrannie

militaire, et qui triomphera, si la civilisation ne périt pas : et elle ne peut pas périr.

Montesquieu avoit aperçu le premier, peut-être, une grande vérité.

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« La plupart des peuples de l'Europe sont en«< core gouvernés par les mœurs; mais si par un long abus de pouvoir; si par une grande conquête, le despotisme s'établissoit à un certain point, il n'y auroit pas de mœurs ni de climats

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qui tinssent; et dans cette belle partie du monde, «< la nature humaine souffriroit, au moins pour « un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois << autres. >> Que d'instruction dans ces belles et prévoyantes paroles! Elles rendent justice au siècle de nos aïeux; elles prédisoient ce que nous avons souffert; elles nous apprennent à user de notre heureuse délivrance. Les mœurs ne gouvernent plus l'Europe, les traditions se sont effacées, les usages ont disparu, l'opinion a tout changé (7). Sur le débris de ces mœurs, de ces coutumes dont le retour deviendroit la plus difficile de toutes les innovations, et qui ne seroient plus assez puissantes pour tenir la place des lois, il faut donc élever les lois elles-mêmes.

Cette pensée n'a pas été comprise, lorsqu'on vouloit tout détruire; elle avoit offensé ceux qui vouloient tout conserver. S'il peut arriver un temps où les esprits plus calmes cherchent à relever

l'ordre social, n'écouteront-ils pas celui qui ne fut entendu ni par le préjugé ni par la fureur? Le système monarchique expliqué par Montesquieu a changé de forme, et toutes les idées de ce grand homme, plus fortes qu'une seule de ses opinions, combattent les institutions dont il a défendu l'existence, mais qui ne peuvent renaître. Il reste d'autres lois qui ont aussi l'autorité de son génie, lois qui ne sont pas la propriété d'un seul peuple, et qui, modifiées par les temps et les lieux, serviront désormais de fondement à toute liberté sociale. Oui sans doute, lorsque Montesquieu traçoit avec de si fortes couleurs le tableau d'un peuple libre, après tant de calamités et de discordes, il instruisoit tous les peuples à profiter de leurs révolutions; et il donnoit d'avance le remède à des maux qu'il n'avoit point préparés.

Dans un ouvrage où sont traités les intérêts du genre humain, on craindroit presque de remarquer ces beautés qui parlent sourtout à l'imagination du lecteur, et servent à la gloire de l'écrivain; et cependant, sans compter ce noble et ravissant plaisir qu'elles donnent à la pensée, on doit avouer qu'elles ont rendu plus intéressant et plus populaire le livre qui renferme tant de sérieuses vérités. Il faut reconnoître partout le pouvoir de l'éloquence. Vainement l'interprète des lois a-t-il montré que les hommes ne doivent pas

se charger des offenses de Dieu, de peur que, devenant cruels par piété, ils ne soient tentés d'ordonner des supplices infinis, comme celui qu'ils prétendent venger. Quelle que soit la sublimité du raisonnement, l'âme n'est pas entraînée, et la superstition peut lutter encore; mais lorsque auprès du bûcher de la jeune Israélite, une voix s'élève, et s'adressant aux persécuteurs, leur dit, avec une naïveté pleine de force : « Vous voulez que nous « soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être ; « si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au « moins des hommes. » Lorsque cette voix éloquente unit le raisonnement au pathétique, et le sublime à la simplicité, on reste frappé de conviction et de douleur, et l'on sent que jamais plus beau plaidoyer ne fut prononcé en faveur de l'humanité. Montesquieu a compris qu'il avait besoin de reposer les yeux qui suivoient la hauteur et l'immensité de son vol dans les régions d'une po、 litique abstraite. Les points d'appui qu'il présente à son lecteur, c'est Alexandre ou Charlemagne; à ces grands noms, à ces grands sujets, il redevient un moment sublime pour ranimer l'attention épuisée par tant de recherches savantes et de pensées profondes: puis il reprend le style impartial et sévère des lois. Aucun ouvrage ne présente une plus admirable variété; aucun ouvrage n'est plus rempli, plus animé de cette éloquence inté

rieure, qui ne se révèle point par l'apprêt des mouvemens et des figures, mais qui donne aux pensées la vie et l'immortalité. Le seul reproche qu'on puisse faire à l'auteur, c'est d'avoir quelquefois cherché des diversions trop ingénieuses, comme s'il eût douté de l'intérêt attaché à la seule grandeur de ses pensées.

Faut-il parler de Montesquieu lui-même, lorsque le temps et l'admiration ne peuvent suffire à l'examen de ses écrits? Que dire des grâces de son esprit à ceux qui ont lu ses ouvrages? La simplicité piquante, la malice ingénieuse de sa conversation ne se retrouve-t-elle pas dans la défense qu'il fut obligé d'opposer aux détracteurs de son plus bel ouvrage? Et toutes ses vertus ne sontelles pas renfermées dans une anecdote touchante, aussi connue que sa gloire? Ce qui reste de lui, après les œuvres de son génie, c'est leur immortelle influence : la reconnoître et la proclamer, ce seroit moins achever l'éloge de Montesquieu, qu'entreprendre le tableau de l'Europe.

Oui, sans doute, ce beau système qui, suivant Montesquieu, fut trouvé dans les bois de la Germanie, appartient à tous les peuples, qui sortirent, il y a quinze siècles, de ces forêts, aujourd'hui changées en royaumes florissans. Il est un des plus fermes remparts contre la barbarie; il est la sauvegarde de l'Europe. De grands périls sembloient

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