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destinée! la sublimité contemplative du christianisme vient accomplir l'ouvrage commencé par la corruption. La piété des empereurs abolit les lois prudentes d'Auguste; et la race romaine, à demi détruite, achève de disparoître dans les solitudes de la Thébaïde et dans les monastères de Constantin, comme pour effacer la trace des antiques oppresseurs de la terre, comme pour marquer le triomphe du christianisme par le renouvellement des peuples et le rajeunissement du monde.

Ainsi le législateur est conduit à examiner cette puissante et suprême influence des religions. En calculant les rapports de chaque croyance avec le génie de chaque pays, l'erreur même lui paroît quelquefois plus appropriée à la nature de l'homme; mais également convaincu que la vérité ne peut se montrer sans être bienfaisante, il nous fait voir la religion chrétienne, qui, malgré la grandeur de l'empire et le vice du climat, empéche le despotisme de s'établir en Éthiopie, et porte au milieu de l'Afrique les mœurs de l'Europe et ses lois. Cette religion, que, dans la vivacité de sa jeunesse et dans la politique légère de son premier ouvrage, il avoit trop peu respectée, partout dans l'Esprit des Lois, il la célèbre et la révère. C'est que maintenant il veut construire l'édifice social, et qu'il a besoin d'une colonne pour le soutenir. Sa pensée s'est agrandie comme sa tâche; s'il combat le sophisme

d'un incrédule fameux, la calomnie qu'il repousse avant toutes les autres, c'est l'idée que la religion chrétienne n'est pas propre à former des citoyens. Il croyoit, au contraire, qu'elle étoit particulièrement la protectrice des monarchies tempérées ; il la concevoit, il la vouloit amie de la liberté comme des lois, n'imaginant pas sans doute que ce qu'il y a de plus noble, de plus grand sur la terre, puisse mal s'accorder avec un présent du ciel. La religion, malgré sa sublime origine, par l'extrémité qui touche aux choses humaines, doit éprouver comme elles des vicissitudes et des retours; mais elle est le premier gage de la civilisation moderne, qui, en s'unissant à sa divine existence, partage la garantie de sa durée, et semble échapper à la loi commune de la mortalité des empires.

Ce n'est pas sans un judicieux motif que Montesquieu, en distinguant les lois de tous les pays, avoit pris soin aussi de reconnoître et de caractériser toutes les espèces différentes de lois qui régissent une même nation. Telles sont les bornes de la justice, ou plutôt de la prévoyance humaine, que, pour devenir injuste et tyrannique, il lui suffit de sortir un moment du cercle rigoureux qu'elle s'étoit prescrit. Le droit naturel, le droit ecclésiastique, le droit politique, le droit civil, ne peuvent être substitués l'un à l'autre dans l'application, sans troubler la société par ces lois mêmes

qui doivent la maintenir : idée simple et grande qui prouve que la nature des choses est plus forte encore que les lois, ou plutôt que les lois ne sont fortes qu'autant qu'elles s'y conforment et la reproduisent. Ce principe, d'une immense étendue, explique et condamne toutes les bizarreries de quelques législations barbares, prévient les erreurs en indiquant leur source la plus commune, fixe la limite du pouvoir religieux, et arrête ses usurpations par sa nature même : mais, avant tout, il donne une garantie à la société entière, en ne souffrant pas que le droit politique soit juge des citoyens, et que les intérêts privés puissent jamais craindre une autre puissance que le droit civil; avantage qui est au fond ce que la liberté même renferme de meilleur, mais aussi ce qu'elle seule peut irrévocablement assurer.

Il restoit à fixer les conditions générales et nécessaires de la loi, à montrer ce qu'elle doit être dans la volonté du législateur et dans la forme qu'elle en reçoit; comment elle peut quelquefois tromper la main qui l'écrit, et revenir contre l'intention de son auteur; comment elle doit être changée quand ses motifs n'existent plus; comment les lois different quelquefois malgré leur ressemblance. Montesquieu n'a prescrit qu'une règle pour la composition des lois, et cette règle ren

ferme tout son ouvrage. L'esprit de modération, dit-il, est celui du législateur.

En effet, la loi n'est que le supplément de la modération qui manque aux hommes. La loi a tellement besoin d'être impartiale, que le législateur lui-même doit l'ètre, pour ne pas laisser dans son ouvrage l'empreinte de ses passions.

Ces principes généraux, avec quelle érudition pénétrante Montesquieu ne les a-t-il point appliqués à l'examen d'une partie de cette législation romaine qui a survécu si long-temps à l'empire qu'elle n'avoit pu sauver, et qui, servant de passage entre le monde ancien et le monde moderne, a empêché que dans le naufrage de la civilisation la justice ne vint à périr? Avec une érudition plus étonnante encore, il entre dans le chaos de ces lois barbares qui avoient envahi l'Europe, et établi tant d'usages féroces sur les ruines de la sagesse romaine. Comme il le dit lui-même dans son langage allégorique, il voit les lois féodales telles qu'un chéne immense qui s'élève et domine. Animé d'une incroyable patience, il creuse jusqu'à ses profondes racines, qui étoient liées à tous les états de l'Europe; racines long-temps fortes et vivaces, lors même que le fer avoit abattu ce vaste ombrage, et qu'il ne restoit plus qu'un arbre mort et dépouillé. Dans les souvenirs innombrables de ces antiquités nationales, on retrouve l'origine et

les révolutions de tout ce qui a péri sans retour, et le premier germe des institutions nouvelles qui régissent et sauveront la France. Ce vaste tableau présente partout les rois défenseurs du peuple, fortifiés chaque jour par sa reconnoissance, à mesure qu'ils le délivroient, et substituant enfin l'unité bienfaisante de leur pouvoir à la multitude des tyrannies féodales. Montesquieu a cru devoir à sa patrie d'entrer dans ce labyrinthe de nos moeurs antiques; l'admirateur des lois romaines ne pouvoit pénétrer qu'avec répugnance tant de coutumes confuses et barbares; mais de cet abime étoit sortie la France.

Tel est cet immense ouvrage dans lequel Montesquieu a embrassé le monde en s'occupant surtout de la France, dans lequel il a renfermé les maximes les plus hardies, sans avoir voulu détruire aucune maxime établie; car les changemens achetés par la destruction ne sont pas un titre à la reconnoissance des hommes. Nous n'avons rien à répondre à ceux qui lui reprochent d'avoir séparé la monarchie du pouvoir absolu. Oui, sans doute, dans cette division célèbre, "ontesquieu ménageoit une place pour la France, et je lui en rendrai grâces. Je ne croirai pas que l'antique France se soit formée sous le despotisme, afin de conserver le droit de le haïr. Oui, sans doute, en faisant de l'honneur le principe de la monarchie, Montes

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