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berceau pour lui imprimer les sentimens et les opinions de toute sa vie; et, d'une autre part, ces deux éducations contradictoires, où l'homme oublie les principes qu'avoit reçus l'enfant, où les idées du monde doivent remplacer les leçons de l'école; première différence, dont les suites se conservent partout; qui, donnant aux anciens plus d'indépendance politique, leur imposoit plus d'assujettissement personnel, et substituoit la gène des coutumes à celle de l'autorité; comme si les hommes avoient toujours besoin d'obéir, comme si la liberté elle-même n'étoit qu'une certaine forme d'obéissance. De là naîtra cette vertu (5) que Montesquieu réservoit exclusivement pour les républiques, et que l'on peut définir, l'amour de la modération et de l'égalité: vertu peu durable par sa perfection même, vertu qui doit être protégée par une foule de lois politiques, morales et domestiques; qui ne peut se développer, si elle n'existe dans la racine des mœurs; qui ne peut animer l'état, si elle ne sort de chaque famille; et qui, formée de deux élémens presque inconciliables, se détruit rapidement, et fait place, soit à la fureur de l'égalité démocratique, soit au despotisme multiplié de l'aristocratie, soit au despotisme simple et terrible d'un chef militaire.

Ainsi les lois sont une des causes de l'histoire des peuples, et la forme de chaque gouvernement

est la raison des lois. Cette vérité, manifeste à l'égard des lois politiques, se montre dans le caractère et l'application des lois criminelles et civiles; le petit nombre ou la multiplicité des lois, la proportion des peines, la forme des tribunaux, la rigueur légale, ou la liberté des jugemens, tout est sous l'influence du principe de chaque gouvernement. Telle est l'influence de ces principes, qu'ils agissent sur les choses les plus immuables, les droits et les crimes des hommes. Les républiques énervent les lois criminelles, parce qu'enfin les coupables sont des hommes libres, et qu'il n'y auroit personne pour leur faire grâce. Les despotes se font législateurs, juges, et quelquefois bourreaux. La monarchie place trois degrés entre le coupable et la peine: la précision de la loi, l'indépendance des juges, et la clémence du souverain. Le principe de chaque gouvernement s'altère, et se détruit par la perte des lois civiles qui le soutenoient. La république où la législation est toute morale, périt par la ruine des mœurs; les mœurs, par l'agrandissement de l'état. La monarchie fondée sur l'honneur, se corrompt par la servitude et l'intérêt, les deux plus grands ennemis de l'honneur. Le despotisme n'a d'autre corruption que l'excès de sa puissance. A force d'avoir perfectionné la terreur, principe de son pouvoir, il est détruit par elle.

Quand on a considéré ces trois gouvernemens qui se partagent le monde, il faut les voir dans leurs rapports mutuels, la paix, la guerre et la conquête. C'est ici que Montesquieu unit la politique la plus haute à cette justice qui paroît sublime lorsqu'elle s'applique aux intérêts des peuples avec la même simplicité qu'aux intérêts privés. La guerre et les conquérans, ce funeste et incorrigible désordre des sociétés humaines, passent sous les yeux du législateur, qui comprend que les lois ne furent jamais dans un plus grand péril, et qui veut qu'elles soient assez fortes pour résister à la victoire. Cependant il reconnoît des conquérans qui ont stipulé pour le genre humain. Entendezle parler d'Alexandre : il découvre de nouveaux points de vue dans une grandeur si anciennement admirée; par la plus difficile de toutes les épreuves, il décompose, la gloire et le génie de son héros, de manière qu'un semblable éloge ajoute quelque chose à l'idée que donne le nom même d'Alexandre.

Ces lois que Montesquieu conserve et fait prévaloir jusqu'au milieu de la conquête, il les suit bientôt dans leur plus noble application, dans celle qui dépend le plus des pays et des peuples, la liberté politique et la liberté sociale. La liberté! c'est pour elle qu'écrivoit Montesquieu; c'est elle qu'il cherchoit, sans la nommer toujours. La liberté! la justice! chacune d'elles n'existe qu'en s'unissant

à l'autre. Qu'on les séparé, l'une se détruit par ses fureurs, l'autre est dégradée par son esclavage.

Mais ce n'est pas en vain que l'observateur impartial a distingué la liberté sous deux formes. Quelquefois le citoyen est plus libre que la constitution ne paroît l'être. Quelquefois la liberté qui n'est pas dans l'ordre politique se retrouve dans les lois civiles, ou même dans les mœurs. Tout en réprimant, par cette vérité, les plaintes et la hardiesse des novateurs, Montesquieu retrace sans détour la véritable théorie de la liberté politique. Elle tient à la distinction de la puissance législative et de la puissance exécutive; distinction qui, même imparfaitement appliquée par les Romains, fonda toute leur grandeur; distinction admirable que, par le plus singulier contraste, on voit sortir avec une perfection nouvelle des ruines de la féodalité, et qui forme chez un peuple moderne le gouvernement le plus libre, le plus fort, et sans doute le plus durable, puisque les vices y trouvent leur emploi, et que la corruption même en fait partie.

L'existence de ces deux pouvoirs ne suppose pas un égal partage de forces. La puissance exécutive concourt à la formation des lois, sans que la puissance législative puisse concourir à leur action; mais aussi la puissance exécutive ne gardant pour elle que ce qui tient au gouvernement et au

droit politique, abandonne l'exécution du droit civil aux citoyens eux-mêmes, parce que le pouvoir judiciaire doit être le pouvoir neutre de la société, parce que dans l'état tout doit être dépendant du souverain, excepté la justice.

Par quelle admirable analyse de la constitution anglaise Montesquieu n'a-t-il pas étendu et détaillé ces vérités premières? Mais lorsque la liberté manque à l'institution politique, il la cherche dans les lois et dans les coutumes, où elle se réfugie quelquefois comme un dieu inconnu, ignoré du peuple qu'il protége. Législateur pour tous les états, Montesquieu montre ce qui seroit esclavage dans l'esclavage même, ce qui est liberté dans la monarchie la plus absolue. Sur le degré de liberté se mesure la richesse de l'état. Plus un peuple est libre, plus il peut supporter la grandeur des impôts. Il lui semble que chaque jour il paie la liberté, à mesure qu'il est enrichi par elle '; plus un peuple est libre, plus l'impôt doit être égal et indirect, pour ménager à la fois son orgueil et sa liberté.

Une puissance qui n'influe pas moins que la liberté sur les lois, ou plutôt qui influe sur la liberté même, c'est le climat. Montesquieu prétend - il

• Ce que Tacite disoit de la servitude des Bretons : Britannia servitutem suam quotidic emit, quotidie pascit, on peut l'appliquer aujourd'hui à la liberté des Anglais.

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