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connu. Montesquieu avoit tenté ces deux essais; il n'a pas achevé l'essai du maréchal de Berwick, qui méritoit d'être peint comme les héros de Plutarque. Les fragmens de ce travail sont une ébauche de Michel-Ange. Il n'a manqué à Montesquieu que de le finir, pour égaler la vie d'Agricola.

La vie de Louis XI devoit sans doute mieux consacrer encore cette noble rivalité de Montesquieu et de Tacite. Le hasard, qui nous en a privés, ne peut rien ôter à la gloire de son auteur; des titres plus nombreux ne l'auroient pas augmentée. Il n'étoit pas au pouvoir de Montesquieu lui-même de rendre son nom plus immortel, et d'ajouter quelque chose à la renommée de l'Esprit des Lois.

L'Esprit des Lois apparoît au bout de sa carrière comme le terme de notre admiration et de ses efforts; et s'il m'est permis, pour célébrer ce peintre sublime de la Grèce et de Rome, d'emprunter une image à l'antiquité, en suivant le cours et la variété de ses ouvrages, il semble que nous arrivons au dernier monument de son génie par les mêmes détours qui conduisoient lentement aux temples des dieux. Nous avons d'abord traversé ces rians et heureux bocages, qui jadis cachoient la demeure sacrée; plus loin, en étudiant avec Montesquieu les souvenirs de l'histoire, nous avons, pour ainsi dire, rencontré sur notre passage ces statues des grands hommes et des héros qui oc

cupoient la première enceinte des temples antiques, comme étant l'image de ce qu'il y a de plus noble après les dieux; nous touchons enfin au sanctuaire d'où la sagesse révèle ses oracles. Mais ce dernier trait de l'allégorie ne convient pas aux vérités simples et naturelles annoncées par le législateur français. Montesquieu s'adresse à la raison des peuples; la simplicité et l'universalité, voila les deux attributs de son ouvrage. Ils indiquent à la fois la supériorité de son génie et les lumières de son siècle. Montesquieu ne se trouvoit pas dans l'heureuse condition de ces anciens législateurs qui donnoient à des peuples incultes et grossiers des institutions toujours suffisantes; il veut apprendre à tous les peuples civilisés à res'pecter et à perfectionner leurs lois; il ne néglige pas même les lois des peuples barbares, il les explique, et quelquefois les défend pour enseigner à toutes les nations une loi plus haute et plus sacrée, la tolérance.

Un grand homme, parmi les talens qu'il développe, est toujours dominé par une faculté particulière, que l'on peut appeler l'instinct de son génie. Les lois étoient pour Montesquieu cet objet de préférence, où se portoit naturellement sa pensée. Il n'a pas cherché dans cette étude un exerle talent d'écrire. Il l'a choisie, parce pour qu'elle étoit conforme à toutes les vues de son

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esprit; il a tenté de l'approfondir, enfin, parce qu'une sorte de prédilection involontaire l'y ramenoit sans cesse. C'étoit l'œuvre de son choix, c'étoit la méditation de sa vie; et, malgré les censures de la haine ou de la frivolité, ce fut le plus beau titre de sa gloire. On s'étonne d'abord des immenses souvenirs qui remplissent l'Esprit des Lois; mais il faut admirer bien plus encore ces divisions ingénieusement arbitraires, qui renferment tant de faits et d'idées dans un ordre exact et régulier. Peut-être au premier abord supposeroit-on plus de génie dans un homme qui, sans s'arrêter aux lois positives, traceroit, d'après les règles de la justice éternelle, un code imaginaire pour le genre humain; mais cette idée, réalisée par un Anglais célèbre ', est plus extraordinaire que grande. Quoique les lois positives soient quelquefois inconséquentes et bizarres, elles résultent de rapports nécessaires. Leur existence est une preuve de leur utilité relative : les lois que conserve un peuple sont les meilleures qu'il puisse avoir; et la pensée de renouveler, sur un seul principe, toutes les législations de la terre seroit aussi fausse qu'impraticable; mais les connoître et les discuter, choisir et recommander celles qui honorent le plus l'espèce humaine, voilà le travail qui doit occuper un sage, et qui peut épuiser toute la

' Bentham.

profondeur du plus vaste génie. Alors la connoissance des lois, appuyée sur l'histoire et sur la politique, s'éloigne également de la science du jurisconsulte et des rêves de l'homme de bien. Les pensées qu'elle fournit à un digne interprète entrent insensiblement dans le trésor des idées humaines; et, en modifiant l'esprit d'un peuple, elles produisent de nouveaux rapports qui, dans l'avenir, produiront des lois, et changeront en nécessités morales les espérances et les projets d'un génie bienfaisant.

Cependant quel spectacle présente cette revue de l'univers! C'est à la fois l'histoire et la morale de la société. Ce sont toutes les nations mortes et vivantes qui passent tour à tour, et donnent le secret de leurs destinées en montrant les lois qui les faisoient vivre ou les animent encore; et, de même que la sagesse antique croyoit avoir deviné les ressorts du monde matériel en reconnoissant une céleste intelligence partout répandue, partout communiquée, partout agissante, ainsi le monde moral se trouve expliqué tout entier par l'action de la loi, providence des sociétés. Interprète et admirateur de l'instinct social, Montesquieu n'a pas craint d'avouer que l'état de guerre commence pour l'homme avec l'état de société. Mais cette vérité désolante, de laquelle Hobbes avoit abusé pour vanter le calme du despotisme, et Rousseau

pour célébrer l'indépendance de la vie sauvage, le véritable philosophe en fait naître la nécessité salutaire des lois, qui sont un armistice entre les états et un traité de paix perpétuel pour les citoyens.

La première loi sera l'existence d'un gouvernement. Le gouvernement le plus convenable à chaque peuple est le plus conforme à la nature, et comme la durée prouve la convenance, cette maxime si libre est un gage de repos. Le philosophe admet tous les pouvoirs, et conçoit tous les systèmes politiques. L'Esprit des Lois est comme ce temple romain qui donnoit l'hospitalité à tous les dieux du monde idolâtre.

Elles seront sans doute retracées avec complaisance, ces belles institutions de la Grèce, où chaque homme se croyoit libre, parce qu'il concouroit à gouverner les autres; mais elles paroîtront nées de tant d'heureux hasards, limitées

par tant de conditions, achetées par tant d'efforts et même d'injustices, que l'admiration nous préservera de l'exemple.

Suivant la méthode des anciens législateurs, Montesquieu placera l'éducation à la base de l'édifice social; et cette vérité expliquera les républiques anciennes et les monarchies, en montrant d'un côté cette éducation unique et dominante par les singularités mêmes, qui prenoit le citoyen au

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