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Lettres persanes et la sage impartialité de l'Esprit des Lois.

L'influence contemporaine qui se montre dans les opinions de Montesquieu, je la retrouve tout entière dans quelques écrits échappés de sa plume. Les images libres et philosophiques du Temple de Gnide sont un sacrifice au goût d'un siècle sentencieux et poli. On seroit quelquefois tenté, plus que ne l'auroit voulu l'auteur, de croire à la fiction sous laquelle il annonçoit son ouvrage, et d'y reconnoître un de ces élégans sophistes de la Grèce dégénérée. Mais, quelques traits de génie auxquels ne peut atteindre la médiocrité la plus ingénieuse, préviennent cette méprise et décèlent la main d'un grand homme.

Il ne faut pas le dissimuler, ces grâces affectées, ces subtils raffinemens qui déparent quelquefois le style de Montesquieu, sont dictés par un système; car les fautes des grands écrivains sont rarement involontaires. En parcourant quelques théories sur le goût, esquissées par Montesquieu, on y retrouve une préférence marquée pour cette finesse délicate, pour ces pensées inattendues, ces contrastes brillans qui éblouissent l'esprit. N'oublions pas une pareille censure pour la gloire même de Montesquieu; car, du milieu de ces petitesses, il s'est élevé à la hauteur du génie antique. Il semble que ce grand homme, tant qu'il ne trai

toit pas des sujets dignes de sa pensée, se livroit à l'influence de son siècle; mais, lorsqu'il avoit rencontré un sujet égal à ses forces, alors il étoit libre, il n'appartenoit plus qu'à lui et redevenoit simple et naturel, parce qu'il pouvoit montrer toute sa grandeur.

Dégagé des devoirs de la magistrature, livré tout entier à la méditation, seul exercice qui soit digne d'un homme de génie et qui le fortifie en le rendant à lui-même, Montesquieu avoit visité les plus célèbres nations modernes et observé leurs mœurs, qui lui expliquoient leurs lois. C'est alors qu'il étend sa pensée sur les peuples anciens et qu'il s'attache de préférence à l'empire romain, qui, seul, ayant absorbé l'univers, pouvoit représenter à ses yeux l'antiquité tout entière. Depuis deux mille ans on lisoit l'histoire des Romains; on se racontoit les merveilles de leur grandeur. Peut-être l'esprit de l'homme, encore plus admirateur que curieux, se plaît-il à contempler les résultats incroyables de causes secrètes qu'il ne cherche pas à connoître. Le digne historien de la république romaine, Tite-Live, trop frappé de la gloire de sa patrie, avoit négligé d'en montrer les ressorts toujours agissans, comme s'il eût craint d'affoiblir le prodige en l'expliquant.

Tacite, qui, suivant l'éloge que lui a donné Montesquieu, abrégeoit tout, parce qu'il voyoit

tout, Tacite n'a pas essayé de voir l'empire romain. Il a borné ses regards à un seul point de cet immense tableau. Il n'a montré que Rome avilie. Il n'a pas même expliqué cet inconcevable esclavage qui vengeoit l'univers ; et, quoiqu'il ait rendu service au genre humain en augmentant l'horreur de la tyrannie, il a fait un ouvrage audessous du génie qu'il montre dans cet ouvrage

même.

Un seul écrivain de l'antiquité, un Grec, regardant l'empire romain qui marchoit à la conquête du monde d'un pas rapide et régulier, avoit averti que ce mouvement étoit conduit par des ressorts cachés qu'il falloit découvrir. Un homme, qui avoit porté la force de son génie sur une foule d'études diverses pour les subordonner à la théologie, et qui sembloit, en parcourant toutes les connoissances humaines, les conquérir au profit de la religion, Bossuet, examina la grandeur romaine avec cette sagacité et cette hauteur de raison qui le caractérisent; mais, préoccupé d'une pensée dominante, attentif à une seule action dirigée par la Providence, l'origine et l'accomplissement de la foi chrétienne, il ne regarde les Romains eux-mêmes, il ne les aperçoit dans l'univers que comme les aveugles instrumens de cette grande révolution à laquelle tous les peuples lui paroissent également concourir. Cette pensée qui

l'autorisoit, pour ainsi dire, à ne pas expliquer des effets ordonnés d'avance, par une volonté irrésistible et suprême, ne l'a pas empêché d'entrer dans les causes agissantes de la grandeur romaine; et telle est, pour un homme de génie, l'évidence `et la réalité de ces causes que, pouvant tout renvoyer à Dieu, dont il interprétoit la volonté, Bossuet a cependant tout expliqué par la force des institutions et le génie des hommes.

Montesquieu adopte le plan tracé par Bossuet et se charge de le remplir sans y jeter d'autre intérêt que celui des événemens et des caractères. Il y a sans doute plus de grandeur apparente dans la rapide esquisse de Bossuet, qui ne fait des Romains qu'un épisode de l'histoire du monde. Rome se trouve plus étonnante dans Montesquieu, qui ne voit qu'elle au milieu de l'univers. Les deux écrivains expliquent sa grandeur et sa chute. L'un a saisi quelques traits primitifs avec une force qui lui donne la gloire de l'invention; l'autre, en réunissant tous les détails, a découvert des causes invisibles jusqu'à lui; il a rassemblé, comparé, opposé les faits avec cette sagacité laborieuse moins admirable qu'une première vue de génie, mais qui donne des résultats plus certains et plus justes. L'un et l'autre ont porté la concision aussi loin qu'elle peut aller; car, dans un espace trèscourt, Bossuet a saisi toutes les grandes idées et

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Montesquieu n'a oublié aucun fait qui pût donner matière à une pensée. Se hâtant de placer et d'enchaîner une foule de réflexions et de souvenirs, il n'a pas un moment pour les affectations du bel esprit et du faux goût, et la brièveté le force à la perfection. Bossuet, plus négligé, se contente d'être quelquefois sublime. Montesquieu, qui, dans son système, donne de l'importance à tous les faits, les exprime tous avec soin, et son style est aussi achevé que naturel et rapide.

Quelle est l'inspiration qui peut ainsi soutenir et régler la force d'un homme de génie? C'est une conviction lentement fortifiée par l'étude, c'est le sentiment de la vérité découverte. Montesquieu a pénétré tout le génie de la république romaine. Quelle connoissance des mœurs et des lois! Les événemens se trouvent expliqués par les mœurs, et les grands hommes naissent de la constitution de l'état. A l'intérêt d'une grandeur toujours croissante, il substitue ce triste contraste de la tyrannie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle progression recommence celle de l'esclavage précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés de la bassesse. On assiste avec l'historien à cette longue expiation de la conquête du monde; et les nations vaincues paroissent trop vengées. Si maintenant l'on veut connoître quelle gravité, quelle force de raison Montesquieu avoit

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