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veroit un seul qui n'eût jamais entrepris de guerres injustes; on n'y recevroit pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays; car il ne s'agiroit pas alors de la grandeur d'un état, mais du repos de l'Europe; on n'accueilleroit pas même l'image révérée des plus grands rois : ils ont quelquefois sacrifié l'intérêt de l'humanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur gloire; et c'est à l'humanité qu'on voudroit élever un monument.

Mais si l'Europe avoit produit un sage dont la gloire fût un titre pour le genre humain, et dont les honneurs, au lieu de flatter une vanité nationale, paroîtroient un hommage décerné par tous les peuples au génie qui les éclaire, un philosophe assez profond pour n'être pas novateur, qui eût bien mérité de tous les siècles par des ouvrages composés avec tant de prévoyance et de réserve, que, sans avoir pu jamais servir de prétexte aux révolutions, ils pourroient en épurer les résultats, et devenir l'explication et l'apologie la plus éloquente de cette liberté sociale, qu'ils n'ont pas imprudemment réclamée; si ce grand homme avoit à la fois recommandé le patriotisme et l'humanité; s'il avoit flétri le despotisme d'un opprobre aussi durable que la raison humaine; s'il avoit montré ce lien de politique qui doit rapprocher tous les peuples, et changer le but de

l'ambition, en rendant le commerce et la paix plus profitables que ne l'étoit autrefois la conquête; s'il avoit modéré son siècle et devancé le siècle présent; si son ouvrage étoit le premier dépôt de toutes les idées généreuses qui ont résisté à tant de crimes commis en leur nom : ne seroit-ce pas l'image de ce véritable bienfaiteur de l'Europe, ne seroit-ce pas l'image de Montesquieu, qu'il faudroit aujourd'hui placer dans le temple de la paix, ou dans le sénat des rois qui l'ont jurée ?

Avant de considérer Montesquieu sous ce noble aspect, avant d'admirer en lui le publiciste des peuples civilisés, nous devons chercher dans ses premiers ouvrages par quels degrés il s'est élevé si haut. Il sied mal, je ne l'ignore pas, de vouloir diviser en plusieurs parties le génie d'un homme supérieur. Le fond de ce génie, c'est toujours l'originalité, attribut simple et unique sous des formes quelquefois très-variées; mais un homme supérieur se livre à des impressions ou à des études diverses qui lui donnent autant de carac

tères nouveaux.

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Montesquieu a été tour à tour le peintre le plus exact, et le plus piquant modèle de l'esprit du dix-huitième siècle, l'historien et le juge des Romains, l'interprète des lois de tous les peuples; il a suivi son siècle, ses études et son génie. Les peintures spirituelles et satiriques des Lettres per

sanes feront pressentir quelques-uns des défauts qu'on reproche à l'Esprit des Lois; mais nous y verrons percer les saillies d'une raison puissante et hardie, qui ne peut se contenir dans les bornes d'un sujet frivole, et franchit d'abord les points les plus élevés des disputes humaines.

Le plus beau triomphe d'un grand écrivain seroit de dominer ses contemporains, sans rien emprunter de leurs opinions et de leurs mœurs, et de plaire par la seule force de la raison; mais le désir impatient de la gloire ne permet pas de tenter ce triomphe, peut-être impossible; et les hommes qui doivent obtenir le plus d'autorité sur leur siècle, commencent par lui obéir. Telle est cette influence, que les mêmes génies, transportés à d'autres époques, changeroient le caractère de leurs écrits, et que l'ouvrage le plus original porte du siècle autant que celle de l'auteur. Montesquieu, nourri dans l'étude austère des lois, et revêtu d'une grave magistrature, publie, en essayant de cacher son nom, un ouvrage brillant et spirituel, où la hardiesse des opinions n'est interrompue que par les vives peintures de l'amour. Un nouveau siècle a remplacé le siècle de Louis XIV, et le génie de cette époque naissante anime les Lettres persanes : vous le retrouverez là plus étincelant que dans les écrits mêmes de Voltaire : c'est le siècle des opinions nouvelles, le

la marque

siècle de l'esprit. L'ennui d'une longue contrainte, imposée par un grand monarque dont la piété s'attristoit dans la vieillesse et le malheur, les folies d'un gouvernement corrupteur et d'un prince aimable, tout avoit répandu dans la nation un goût de licence et de nouveauté qui favorisoit cette faculté heureuse à laquelle les Français ont donné, sans doute dans leur intérêt, le nom même de l'esprit, quoiqu'elle n'en soit que la partie la plus vive et la plus légère. C'est le caractère dont brillent, au premier coup d'œil, les Lettres persanes. C'est la superficie éblouissante d'un ouvrage quelquefois profond; portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance; décisions tranchantes, appuyées sur des saillies; contrastes inattendus; expressions fines et détournées; langage familier, rapide et moqueur, toutes les formes de l'esprit s'y montrent et s'y renouvellent sans cesse. Ce n'est pas l'esprit délicat de Fontenelle, l'esprit élégant de la Mothe: la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de La Bruyère; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle; il la partage pour mieux la peindre; et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus brillant et le plus vrai du tableau qu'il veut tracer. La Bruyère se plaignant (1)

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d'être renfermé dans un cercle trop étroit, avoit esquissé des caractères, parce qu'il n'osoit peindre des institutions et des peuples: Montesquieu porte plus haut la raillerie; ses plaisanteries sont la censure d'un gouvernement ou d'une nation. Réunissant ainsi la grandeur des sujets et la frivolité hardie des opinions et du style, il peint encore les Français par sa manière de juger tous les peuples.

L'invention des Lettres persanes étoit si facile, que l'auteur l'avoit dérobée sans scrupule, et même sur un écrivain trop ingénieux pour être oublié. Mais, dans ce cadre vulgaire, avec plus d'esprit que Dufresny, Montesquieu pouvoit jeter de la passion et de l'éloquence; et quelquefois le génie du législateur se révéloit au milieu des témérités du scepticisme et des jeux d'une imagination riante et libre. Le maître de Platon, le précepteur de la sagesse antique, avant de corriger les erreurs des hommes, avoit cultivé les arts; mais la grave antiquité remarqua toujours que les statues des trois Grâces qui sortirent du ciseau de Socrate, jeune encore, étoient à demi voilées. Montesquieu n'a point imité cette pudeur. Nous n'oserons pas dire que, préoccupé du soin de retracer les coutumes des peuples, l'auteur des Lettres persanes se montroit seulement historien et moraliste dans la vive peinture de l'amour oriental;

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