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faire un patriarche qu'on croyoit intrus, cela produisit des schismes continuels; chaque patriarche, l'ancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs sectateurs.

Ces sortes de querelles étoient bien plus tristes que celles qu'on pouvoit avoir sur le dogme, parce qu'elles étoient comme une hydre qu'une nouvelle déposition pouvoit toujours reproduire.

La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs, que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva l'empereur Jean et l'impératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines': et, quand Mahomet II l'assiégea, il ne put suspendre les haines théologiques 2; et on y étoit plus occupé du concile de Florence que l'armée des Turcs 3.

Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent qu'il peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas extrêmes : mais dans celles que nous avons sur la religion, comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que son opinion

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Cantacuzène, liv. III, chap. XCIX.

Ducas, Histoire des derniers Paléologues.

On se demandoit si on avoit entendu la messe d'un prêtre qui eût consenti à l'union : on l'auroit fui comme le feu. On regardoit la grande église comme un temple profane. Le moine Gennadius lançoit ses anathèmes sur tous ceux qui désiroient la paix. Ducas, ibid.

est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de chan ger eux-mêmes, s'obstinent à nous faire changer.

Ceux qui liront l'histoire de Pachymère connoîtront bien l'impuissance où étoient et où seront toujours les théologiens pár eux-mêmes d'accommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur' qui passe sa vie à les assembler, à les écouter, à les rapprocher; on voit de l'autre une hydre de disputes qui renaissent sans cesse; et l'on sent qu'avec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seroient jamais accommodés jusqu'à la fin du monde.

En voici un exemple bien remarquable. A la sollicitation de l'empereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivoient le patriarche Joseph, qui portoit que les deux partis écriroient leurs prétentions chacun sur un papier; qu'on jetteroît les deux papiers dans un brasier; que, si l'un des deux demeuroit entier, le jugement de Dieu seroît suivi, et que, si tous les deux étoient consumés, ils renonceroient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers; les deux partis se réunirent : la paix dura

1 Andronic Paléologue.

un jour mais le lendemain ils dirent que leur changement auroit dû dépendre d'une persuasion intérieure et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais '.

On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens; mais il faut la cacher autant qu'il est possible, la peine qu'on paroît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante, qu'elle décide du repos de l'état et de la sûreté du prince.

On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités, qu'on ne pourroit abolir les duels en établissant des écoles où l'on raffineroit sur le point d'honneur.

Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase 2, Justinien 3, Héraclius 4, Manuel Comnène 5, proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui auroient méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils l'auroient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme, et ordinairement dans le

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fond, voulant faire voir leur pénétration, qu'ils auroient pu si bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étoient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savans parce qu'ils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la

terre.

C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards, despotique; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le grand-seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il n'avoit pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père, ou un père de tuer son fils '; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessairement.

La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière; ce qui fit que l'on tomba part et d'autre dans des égaremens continuels.

de

' Voyez Chardin.

Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée, non-seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.

Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fit pas un corps séparé, cette distinction y étoit aussi connue que parmi nous. Claudius avoit consacré à la liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la demanda : les pontifes décidèrent que, si elle avoit été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvoit la lui rendre sans blesser la religion. « Ils ont déclaré, dit Ci«< céron ', qu'ils n'avoient examiné que la validité << de la consécration, et non la loi faite par le peuple; qu'ils avoient jugé le premier chef comme pontifes, et qu'ils jugeroient le second comme « sénateurs. »

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'Lettres à Atticus, liv. IV, lettre 2.

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