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rieure à ses écrits; éloge que bien peu

hommes ont mérité.

de grands

Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage dans cette dispute. La critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusoit hautement le clergé de France, et surtout la faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivoient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La faculté étoit en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu : mais il s'agissoit de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des Lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et, fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auraient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'église, prouveroit au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps plein de prudence ne précipitera rien dans une si importante matière. Il connoît les bornes de la raison et de la foi : il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses ne

rendent point blâmable la proposition en ellemême; que d'ailleurs nous vivons dans un siècle malheureux où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples en répandant mal à propos sur des génies du premier ordre le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux ?

Pendant que les insectes le tourmentoient dans son propre pays, l'Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de La Tour, cet artiste supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son âme, avoit ardemment désiré de donner un nouveau lustre à son pinceau, en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des Lois; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre, et il méritoit, comme Apelles, que cet honneur lui fût réservé mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de La Tour que celui-ci

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en étoit plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d'abord des difficultés semblables.

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Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma << proposition qu'à l'accepter? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

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L'auteur de l'Esprit des Lois jouissoit enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençoit à s'altérer depuis long-temps par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avoit cherché à lui susciter sur son ouvrage, enfin par genre de vie qu'on le forçoit de mener à Paris, et qu'il sentoit lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif pour n'être pas quelquefois indiscret; on vouloit sans s'en apercevoir jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il étoit se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit point de personnes de tout rang qui venoient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa majesté, pénétrée de la perte

que son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles : témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une famille à qui il étoit cher, et qui n'a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis et d'un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu'au dernier moment la paix et l'égalité de son âme. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l'Être éternel auquel il alloit se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d'un homme de bien qui n'avoit jamais consacré ses talens qu'à l'avantage de la vertu et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent le 10 février 1755, à l'âge de soixante-six ans révolus.

Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourroit appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d'un illustre Romain, que personne, en apprenant sa mort, n'en témoigna de joie, que personne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'empressèrent de faire éclater leurs regrets; et milord Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer dans un des papiers publics de Londres un article en son honneur, article digne de l'un et de l'autre : c'est le portrait d'Ana

xagore tracé par Périclès. L'académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, quoi

' Voici cet éloge en anglais, tel qu'on le lit dans la gazette appelée Evening-Post, ou Poste du soir :

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On the 10th of this month, died at Paris, universally and sincerely regretted, Charles Secondat, baron of Montesquieu, and president a mortier of the parliament of Bourdeaux. His virtues << did honour to human nature, his writings to justice. A friend to mankind, he asserted their undoudteb and inalienable rights, « with freedom, even in his own country, whose prejudices in « matters of religion and gouvernment he had long lamented, and endeavoured (not without some success) to remove. He well « knew, and justly admired, the happy constitution of this country, where fixed and known laws equally restrain monarchy from

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« tyranny, and liberty from licentiousness. His works will illustrate << his name, and survive him as long as right reason, moral obligations, and the true spirit of laws, shall be understood, respected, and maintained. » C'est-à-dire :

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Le 10 de février est mort à Paris, universellement et sincèrement regretté, Charles de Secondat, baron de Montesquieu, président à mortier au parlement de Bordeaux. Ses vertus ont fait honneur à la nature humaine, et ses écrits à la législation. Ami de l'humanité, il en soutint avec force et avec vérité les droits indubitables et inaliénables; et il l'osa dans son propre pays, dont les préjugés, en matière de religion et de gouvernement, ont excité pendant long-temps ses gémissemens. Il entreprit de les détruire; et ses efforts ont eu quelques succès. (Il faut se ressouvenir que c'est un Anglais qui parle.) Il connoissoit parfaitement bien et admiroit avec justice l'heureux gouvernement de ce pays, dont les lois, fixes et connues, sont un frein contre la monarchie qui tendroit à Ja tyrannie, et contre la liberté qui dégénéreroit en licence. Ses

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