Page images
PDF
EPUB

plus occupé à la guerre, il étoit devenu le plus vil de tous les peuples; il regardoit le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves; et les distributions de blé qu'il recevoit lui faisoient négliger les terres : on l'avoit accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étoient regrettés du peuple à cause de leur folie même; car ils aimoient avec fureur ce que le peuple aimoit, et contribuoient de tout leur pouvoir et même de leur personne à ses plaisirs; ils prodiguoient pour lui toutes les richesses de l'empire; et, quand elles étoient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il joussoit des fruits de la tyrannie; et il en jouissoit purement, car il trouvoit sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssoient naturellement les gens de bien; ils savoient qu'ils n'en étoient pas approuvés ' : indi

Les Grecs avoient des jeux où il étoit décent de combattre, comme il étoit glorieux d'y vaincre : les Romains n'avoient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur étoit particulier. Or, qu'un grand personnage descendît lui-même sur l'arène, ou montât sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffroit pas. Comment un sénateur auroit-il pu s'y résoudre, lui à qui les lois défendoient de contracter aucune alliance avec des gens que les

gnés de la contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés des applaudissemens de la populace, ils parvenoient à s'imaginer que leur gouvernement faisoit la félicité publique, et qu'il n'y des que gens mal intentionnés qui pussent

avoit

le censurer.

Caligula étoit un vrai sophiste dans sa cruauté: comme il descendoit également d'Antoine et d'Auguste, il disoit qu'il puniroit les consuls, s'ils célébroient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire d'Actium, et qu'il les puniroit, s'ils ne le célébroient pas ; et Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'étoit un crime de la pleurer, parce qu'elle étoit déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu'elle étoit sa sœur.

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage; ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il? qu'à assou

dégoûts ou les applaudissemens même du peuple avoient flétris? Il y parut pourtant des empereurs; et cette folie, qui montroit en eux le plus grand déréglement du cœur, un mépris de ce qui étoit beau, de ce qui étoit honnête, de ce qui étoit bon, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie,

vir le bonheur de cinq ou six monstres. Quoi! ce sénat n'avoit fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts! on n'élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée! les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains!

Caligula ayant été tué, le sénat s'assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le temps qu'il délibéroit, quelques soldats entrèrent dans le palais pour piller : ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme tremblant de peur; c'étoit Claude : ils le saluèrent empereur.

Claude acheva de perdre les anciens ordres, en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice'. Les guerres de Marius et de Sylla ne se faisoient que pour savoir qui auroit ce droit, des sénateurs ou des chevaliers 2; une fantaisie d'un imbécile l'ôta aux uns et aux autres : étrange suc

I

Auguste avoit établi les procurateurs; mais ils n'avoient point de juridiction, et, quand on ne leur obéissoit pas, il falloit qu'ils recourussent à l'autorité du gouverneur de la province, ou du préteur. Mais, sous Claude, ils eurent la juridiction ordinaire, comme lieutenans de la province : ils jugèrent encore des affaires fiscales; ce qui mit les fortunes de tout le monde entre leurs mains.

2

Voyez Tacite, Annales, liv. XII, chap. LX.

cès d'une dispute qui avoit mis en combustion tout l'univers.

Il n'y a point d'autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république; car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n'avoit pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd'hui les rois de Danemarck exercer le pouvoir le plus arbitraire qu'il y ait en Europe.

Le peuple ne fut pas moins avili que le sénat et les chevaliers. Nous avons vu que, jusqu'au temps des empereurs, il avoit été si belliqueux, que les armées qu'on levoit dans la ville se disciplinoient sur-le-champ, et alloient droit à l'ennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux, et pleine de bourgeois timides, trembloit devant la première bande de soldats qui pouvoit s'en approcher.

La condition des empereurs n'étoit pas meilleure comme ce n'étoit pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d'en élire un, c'étoit assez que quelqu'un fût élu par une armée pour devenir désagréable aux autres, qui lui nom. moient d'abord un compétiteur.

Ainsi, comme la grandeur de la république fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de l'empire le fut à la vie des empereurs. S'ils n'avoient eu qu'un pays médiocre à défendre, ils n'auroient eu qu'une principale armée, qui, les

ayant une fois élus, auroit respecté l'ouvrage de ses mains.

Les soldats avoient été attachés à la famille de César, qui étoit garante de tous les avantages que leur avoit procurés la révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt ellemême. La puissance civile, qu'on avoit sans cesse abattue, se trouva hors d'état de contre-balancer la militaire chaque armée voulut faire un empereur.

:

Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner, quel parti ne tira-t-il pas du sénat1? Il apprit que les armées d'Illyrie et de Germanie s'étoient soulevées; il leur accorda quelques demandes, et il soutint que c'étoit au sénat à juger des autres 2: il leur envoya des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter l'autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, les enfans de l'empereur et les envoyés du sénat romain couroient risque de la vie 3, ils purent se repentir, et aller jusqu'à se punir eux

3

'Tacite, Annales, liv. I, chap. v1.

2 Cætera senatui servanda. Tacite, Annales, liv. I, chap. xxv.

Voyez la harangue de Germanicus. Ibid., chap. XLI.

« PreviousContinue »