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soldats que deux mois après sa victoire il rétabliroit la république : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étoient jaloux de la liberté de leur patrie, quoiqu'ils la détruisissent sans cesse, n'y ayant rien de si aveugle qu'une armée.

La bataille d'Actium se donna: Cléopâtre fuit, et entraîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite elle le trahit '. Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avoit formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.

Une femme à qui Antoine avoit sacrifié le monde entier le trahit : tant de capitaines et tant de rois, qu'il avoit agrandis ou faits, lui manquèrent; et, comme si la générosité avoit été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver; ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre,

Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une bataille décidoit presque toujours l'affaire, et qu'une défaite ne se réparoit pas..

Les soldats romains n'avoient point proprement d'esprit de parti; ils ne combattoient point pour une certaine chose, mais pour une certaine per

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sonne; ils ne connoissoient que leur chef, qui les engageoit par des espérances immenses; mais le chef battu n'étant plus en état de remplir ses promesses, ils se tournoient d'un autre côté. Les provinces n'entroient point non plus sincèrement dans la querelle, car il leur importoit fort peu qui eût le dessus, du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs étoit battu, elles se donnoient à l'autre ; car il falloit que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devoit leur sacrifier les pays les plus coupables.

Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avoient pour prétexte la religion; et elles ont duré, parce que le motif subsistoit après la victoire; les autres n'avoient pas proprement de motif, mais étoient excitées par la légèreté ou l'ambition de quelques grands, et elles étoient d'abord étouffées.

Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à Octave) établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable: car dans un état libre où l'on vient d'usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans bornes d'un seul; et on nomme trouble, dissension, mauvais gou

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Il n'y avoit point de garnisons dans les villes pour les contenir ; et les Romains n'avoient eu besoin d'assurer leur empire que par des armées ou des colonies.

vernement, tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avoient eu des projets ambitieux avoient travaillé à mettre une espèce d'anarchie dans la république. Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille. Ils établirent une impunité de tous les crimes publics; tout ce qui pouvoit arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvoit faire une bonne police, ils l'abolirent; et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travailloient à les rendre pires: ils introduisirent donc la coutume de corrompre le peuple à prix d'argent; et quand on étoit accusé de brigues, on corrompoit aussi les juges ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences; et, quand on étoit mis en justice, on intimidoit encore les juges : l'autorité même du peuple étoit anéantie; témoin Gabinius, qui,. après avoir rétabli malgré le peuple Ptolomée à main armée, vint froidement demander le triomphe 2.

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Ces premiers hommes de la république cherchoient à dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les in

' Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atticus.

2 César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu'il y eût aucune délibération du sénat, ni aucun décret du peuple. Voyez Dion.

convéniens du gouvernement républicain : mais lorsque Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir l'ordre pour faire sentir le bonheur du gouvernement d'un seul.

Lorsque Auguste avoit les armes à la main, il craignoit les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens; c'est pour cela qu'il ménagea les premiers, et fut si cruel aux autres. Lorsqu'il fut en paix, il craignit les conjurations; et ayant toujours devant les yeux le destin de César, pour éviter son sort, il songea à s'éloigner de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d'Auguste. Il porta dans le sénat une cuirasse sous sa robe; il refusa le nom de dictateur; et au lieu que César disoit insolemment que la république n'étoit rien, et que ses paroles étoient des lois, Auguste ne parla que de la dignité du sénat, et de son respect pour la république. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible sans choquer ses intérêts; et il en fit un aristocratique, par rapport au civil ; et monarchique, par rapport au militaire; gouvernement ambigu, qui, n'étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvoit subsister que tandis qu'il plairoit au monarque, et étoit entièrement monarchique par conséquent.

On a mis en question si Auguste avoit eu véritablement le dessein de se démettre de l'empire.

Mais qui ne voit que, s'il l'eût voulu, il étoit impossible qu'il n'y eût réussi? Ce qui fait voir que c'étoit un jeu, c'est qu'il demanda tous les dix ans qu'on le soulageât de ce poids, et qu'il le porta toujours. C'étoit de petites finesses pour se faire encore donner ce qu'il ne croyoit pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute la vie d'Auguste; et, quoique

les hommes soient fort bizarres, cependant il arrive très-rarement qu'ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions d'Auguste, tous ses réglemens, tendoient visiblement à l'établissement de la monarchie. Sylla se défait de la dictature; mais, dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses violences, on voit un esprit républicain; tous ses réglemens, quoique tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de république. Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté; Auguste, rusé tyran ', les conduit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla la république reprenoit des forces, tout le monde crioit à la tyrannie; et, pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifioit, on ne parloit que de liberté.

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La coutume des triomphes, qui avoit tant con

J'emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains, qui donnoient ce nom à tous ceux qui avoient renversé la démocratie.

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