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Sicile une force qui a étonné l'Europe; et nous voyons aujourd'hui la Perse renaître des cendres de la guerre civile et humilier les Turcs.

Enfin la république fut opprimée : et il n'en faut pas accuser l'ambition de quelques particuliers; il en faut accuser l'homme, toujours plus avide du pouvoir à mesure qu'il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu'il possède beaucoup.

Si César et Pompée avoient pensé comme Caton, d'autres auroient pensé comme firent César et Pompée; et la république, destinée à périr, auroit été entraînée au précice par une autre main.

César pardonna à tout le monde : mais il me semble que la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.

Quoi que l'on ait dit de sa diligence après Pharsale, Cicéron l'accuse de lenteur avec raison. Il dit à Cassius qu'ils n'auroient jamais cru que le parti de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, s'ils avoient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d'Alexandrie, ils n'auroient pas fait leur paix, et qu'ils se seroient retirés avec Scipion et Caton en Afrique '. Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres; et,

'Lettres familières, liv. XV, lettre xv.

en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avoit été décidé à Pharsale.

César gouverna d'abord sous des titres de magistrature, car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et comme les peuples d'Asie abhorroient ceux de consul et de proconsul, les peuples d'Europe détestoient celui de roi; de sorte que, dans ces temps-là, ces noms faisoient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadême sur la tête mais voyant que le peuple cessoit ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore d'autres tentatives et je ne puis comprendre qu'il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran aimassent pour cela la tyrannie, ou crussent avoir fait ce qu'ils avoient fait.

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I

Un jour que le sénat lui déféroit de certains honneurs, il négligea de se lever; et pour lors les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.

On n'offense jamais plus les hommes que lorsqu'on choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, c'est quelquefois une preuve de l'estime que vous en faites: choquez leurs coutumes, c'est toujours une marque de mépris.

Il cassa les tribuns du peuple.

César, de tout temps ennemi du sénat, ne put cacher le mépris qu'il conçut pour ce corps, qui étoit devenu presque ridicule depuis qu'il n'avoit plus de puissance : par-là sa clémence même fut insultante. On regarda qu'il ne pardonnoit pas, mais qu'il dédaignoit de punir.

Il porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-consultes ; il les souscrivoit du nom des premiers sénateurs qui lui venoient dans l'esprit.

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J'apprends quelquefois, dit Cicéron', qu'un << sénatus - consulte passé à mon avis a été porté << en Syrie et en Arménie, avant que j'aie su qu'il <«< ait été fait ; et plusieurs princes m'ont écrit des « lettres de remercîmens sur ce que j'avois été << d'avis qu'on leur donnât le titre de rois, que << non-seulement je ne savois pas être rois, mais «< même qu'ils fussent au monde. »

On peut voir dans les lettres de quelques grands

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hommes de ce temps-là 2, qu'on a mises sous le nom de Cicéron, parce que la plupart sont de lui, l'abattement et le désespoir des premiers hommes de la république à cette révolution subite qui les priva de leurs honneurs et de leurs occupations même; lorsque le sénat étant sans fonctions, ce crédit, qu'ils avoient eu par toute la terre, ils ne purent plus l'espérer que dans le

'Lettre familière, liv. IX, lettre xv.

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Voyez les lettres de Cicéron et Servius Sulpitius.

cabinet d'un seul; et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens. Elles sont le chef-d'œuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune, et d'un siècle où la fausse politesse n'avoit point mis le mensonge partout enfin on n'y voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.

Il étoit bien difficile que César pût défendre sa vie : la plupart des conjurés étoient de son parti : ou avoient été par lui comblés de bienfaits 1, et la raison en est bien naturelle. Ils avoient trouvé de grands avantages dans sa victoire; mais plus leur fortune devenoit meilleure, plus ils commençoient à avoir part au malheur commun 2; car à un homme qui n'a rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement il vive.

De plus, il y avoit un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d'Italie, qui faisoit regarder comme un homme vertueux l'assassin de celui qui avoit usurpé la souveraine puissance. A Rome surtout,

'Decimus Brutus, Caïus Casca, Trebonius, Tullius Cimber, Minutius Basillus, étoient amis de César. Appien, de bello civili, lib. II, cap. CXIII.

2 Je ne parle pas des satellites d'un tyran, qui seroient perdus après lui, mais de ses compagnons, dans un gouvernement libre.

depuis l'expulsion des rois, la loi étoit précise, les exemples reçus; la république armoit le bras de chaque citoyen, le faisoit magistrat pour le moment, et l'avouoit pour sa défense.

Brutus ose bien dire à ses amis que quand son père reviendroit sur la terre il le tueroit tout de même '; et quoique par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu à peu, les conjurations, au commencement du règne d'Auguste, renaissoient toujours.

C'étoit un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutoit que lui seul, et ne voyoit ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu sembloit s'oublier pour se surpasser elle-même; et l'action qu'on ne pouvoit d'abord approuver, parce qu'elle étoit atroce, elle la faisoit admirer comme divine.

En effet, le crime de César, qui vivoit dans un gouvernement libre, n'étoit-il pas hors d'état d'étre puni autrement que par un assassinat?Et demander pourquoi on ne l'avoit pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n'étoit-ce pas demander raison de ses crimes?

'Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Cicéron, lettre XVI.

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