Page images
PDF
EPUB

effet, Rome étoit en ce malheureux état qu'elle étoit moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunissant les vues et les intérêts des principaux, ne faisoit plus qu'une tyrannie.

Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César; mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces qu'il lui avoit données, et ses artifices mêmes: il troubla la ville par ses émissaires, et se rendit maître des élections; consuls, préteurs, tribuns, furent achetés au prix qu'ils mirent eux-mêmes.

Le sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée; il le pria de prendre la défense de la république, si l'on pouvoit appeler de ce nom un gouvernement qui demandoit la protection d'un de ses citoyens.

Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte qu'il eut de penser qu'en élevant César, comme il avoit fait, il eût manqué de prévoyance. Il s'accoutuma le plus tard qu'il put à cette idée : il ne se mettoit point en défense pour ne point avouer qu'il se fût mis en danger : il soutenoit au sénat César n'oseroit faire la guerre; et parce qu'il l'avoit dit tant de fois, il le redisoit toujours.

que

Il semble qu'une chose avoit mis César en état de tout entreprendre; c'est que, par une malheureuse conformité de noms, on avoit joint à

son gouvernement de la Gaule cisalpine celui de la Gaule d'au delà les Alpes.

La politique n'avoit point permis qu'il y eût des armées auprès de Rome; mais elle n'avoit pas souffert non plus que l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes : cela fit qu'on tint des forces considérables dans la Gaule cisalpine, c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que l'on voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouoit aux dieux infernaux, et l'on déclaroit sacrilége et parricide, quiconque, avec une légion, avec une armée, ou avec une cohorte, passeroit le Rubicon.

A un gouvernement si important qui tenoit la ville en échec, on en joignit un autre plus considérable encore; c'étoit celui de la Gaule transalpine, qui comprenoit les pays du midi de la France, qui ayant donné à César l'occasion de faire la guerre pendant plusieurs années à tous les peuples qu'il voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et qu'ils ne les conquit pas moins que les barbares. Si César n'avoit point eu le gouvernement de la Gaule transalpine, il n'auroit point corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. S'il n'avoit pas eu celui

[ocr errors]

de la Gaule cisalpine, Pompée auroit

pu l'arrêter dès le com

au passage des Alpes; au lieu que, mencement de la guerre, il fut obligé d'abandonner l'Italie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui dans les guerres civiles est la puissance même.

La même frayeur qu'Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l'y répandit lorsqu'il passa le Rubicon. Pompée éperdu ne vit, dans les premiers momens de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées; il ne sut que céder et que fuir; il sortit de Rome, y laissa le trésor public; il ne put nulle part retarder le vainqueur; il abandonna une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer.

On parle beaucoup de la fortune de César; mais cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices, qu'il eût été bien difficile que, quelque armée qu'il eût commandée, il n'eût été vainqueur, et qu'en quelque république qu'il fût né il ne l'eût gouvernée.

César, après avoir défait les lieutenans de Pompée en Espagne, allá en Grèce le chercher luimême. Pompée, qui avoit la côte de la mer et des forces supérieures, étoit sur le point de voir l'armée de César détruite par la misère et la faim :

mais comme il avoit souverainement le foible de vouloir être approuvé, il ne pouvoit s'empêcher de prêter l'oreille aux vains discours de ses gens, qui le railloient ou l'accusoient sans cesse '. Il veut, disoit l'un, se perpétuer dans le commandement, et être comme Agamemnon le roi des rois. Je vous avertis, disoit un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. Quelques succès particuliers qu'il eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour n'être pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant d'avantages pour aller, avec des troupes nouvelles, combattre une armée qui avoit vaincu tant de fois.

Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandoit, ne voulut jamais suivre l'avis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout et perdit tout; et lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même précipitation perdit la république une troisième fois 2.

Vous remarquerez que dans ces guerres civiles, qui durèrent si long-temps, la puissance de Rome

[ocr errors]

Voyez Plutarque, Vie de Pompée, tom. VI, pag. 248.

* Cela est bien expliqué dans Appien, de la guerre civile,

liv. IV, chap. cVIII et suiv. L'armée d'Octave et d'Antoine auroit péri de faim si l'on n'avoit pas donné la bataille.

s'accrut sans cesse au dehors. Sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restoient encore.

Il n'y a point d'état qui menace si fort les autres d'une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile. Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat; et lorsque par la paix les forces y sont réunies, cet état a de grands avantages sur les autres qui n'ont guère que des citoyens. D'ailleurs dans les guerres civiles il se forme souvent de grands hommes, parce que dans la confusion ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang; au lieu que dans les autres temps on est placé, et l'on est presque toujours tout de travers. Et pour passer de l'exemple des Romains à d'autres plus récens, les Français n'ont jamais été si redoutables au dehors qu'après les querelles des maisons de Bourgogne et d'Orléans, après les troubles de la ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII et celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais été si respectée que sous Cromwel, après les guerres du long parlement. Les Allemands n'ont pris la supériorité sur les Turcs qu'après les guerres civiles d'Allemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, d'abord après les guerres civiles pour la succession, ont montré en

« PreviousContinue »