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CHAPITRE X.

De la corruption des Romains.

Je crois que la secte d'Épicure, qui s'introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains'. Les Grecs en avoient été infatués avant eux; aussi

avoient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que de son temps les sermens ne pouvoient donner de la confiance pour un Grec, au lieu qu'un Romain en étoit pour ainsi dire enchaîné 2.

II y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus3 qui nous montre combien les Romains avoient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

Memmius, dit-il, vient de communiquer au « sénat l'accord que son compétiteur et lui avoient

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Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pareille secte. Plutarque, Vie de Pyrrhus, tom. IV, page 178.

1 « Si vous prêtez aux Grecs un talent, avec dix promesses, dix cautions, autant de témoins, il est impossible qu'ils gardent leur « foi; mais parmi les Romains, soit qu'on doive rendre compte des deniers publics ou de ceux des particuliers, on est fidèle, à cause du serment que l'on a fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers; et c'est sans raison qu'on la combat aujourd'hui. » Polybe, liv. VI, chap. LVI.

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3 Livre IV, lettre XVII.

«fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s'étoient engagés de les favoriser dans la poursuite du << consulat pour l'année suivante; et eux, de leur « côté, s'obligeoient de payer aux consuls quatre << cent mille sesterces, s'ils ne leur fournissoient « trois augures qui déclareroient qu'ils étoient présens lorsque le peuple avoit fait la loi curiate', quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeroient qu'ils avoient assisté à la signa<< ture du sénatus-consulte, qui régloit l'état de << leurs provinces, quoiqu'il n'y en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat!

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Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l'on puisse avoir des mœurs des hommes, il y avoit ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mêloient quelque sentiment religieux à l'amour qu'ils avoient pour leur patrie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices; ce Romulus, leur roi et leur dieu; ce Capitole, éternel comme la ville; et la ville, éternelle comme son fondateur, avoient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impression qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée.

'La loi curiate donnoit la puissance militaire, et le sénatusconsulte régloit les troupes, l'argent, les officiers, que devoit avoir le gouverneur : or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, vouloient fabriquer une fausse loi et un faux sénatusconsulte.

La grandeur de l'état fit la grandeur des fortunes particulières. Mais, comme l'opulence est dans les mœurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissoient pas d'avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n'en avoient point '. Ceux qui avoient d'abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d'une condition privée, il fut difficile d'être un bon citoyen; avec les désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats; et, comme dit Salluste 2, on vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d'autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne s'y étoient pas introduits; car la force de son institution avoit été telle qu'elle avoit conservé une valeur héroïque, et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse, et de la volupté; ce qui n'est, je crois, arrivé à aucune nation du monde. Les citoyens romains regardoient le commerce3

'La maison que Cornélie avoit achetée soixante-quinze mille drachmes, Lucullus l'acheta, peu de temps après, deux millions cinq cent mille. Plutarque, Vie de Marius, tom. IV, pag. 305.

2 Ut meritò dicatur genitos esse, qui nec ipsi habere possent res familiares, nec alios pati. Fragment de l'histoire de Salluste, tiré du livre de la Cité de Dieu, liv. II, chap. xvIII.

3 Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres,

et les arts comme des occupations d'esclaves '; ils ne les exerçoient point. S'il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuoient leur première industrie; mais en général ils ne connoissoient que l'art de la guerre, qui étoit la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs 2. Ainsi les vertus guerrières restèrent après qu'on eut perdu toutes les autres.

l'agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenoient une maison à louage, les cabaretiers, n'étoient pas du nombre des citoyens. Denys d'Halicarnasse, liv. II. Idem. liv. IX. 'Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. III.

* Il falloit avoir servi dix années, entre l'âge de seize ans et celui de quarante-sept. Voyez Polybe, liv. VI, chap. xIx.

CHAPITRE XI,

1. De Sylla. 2. De Pompée et César.

JE supplie qu'on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla on en trouvera dans Appien l'épouvantable histoire. Outre la jalousie, l'ambition, et la cruauté des deux chefs, chaque Romain étoit furieux; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardoient plus comme les membres d'une même république ', et l'on se faisoit une guerre qui, par un caractère particulier, étoit en même temps civile et étrangère.

Sylla fit des lois très-propres à ôter la cause des désordres que l'on avoit vus : elles augmentoient l'autorité du sénat, tempéroient le pouvoir du peuple, régloient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la république; mais, dans la fureur de ses succès, il avoit fait des choses qui mirent Rome dans l'impossibilité de conserver sa liberté.

' Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avoit, par le secours du tribun Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d'Italie dans les anciennes, ce qui rendoit les Italiens maitres des suffrages; ils étoient la plupart du parti de Marius, pendant le sénat et les anciens citoyens étoient du parti de Sylla.

que

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