Page images
PDF
EPUB

contre ceux qui étoient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînoit l'univers, étoit perdue; elle alloit être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n'avoient pas encore cessé d'être fidèles '; et peu à peu elle l'accorda à tous.

Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avoit eu qu'un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n'étoit qu'un amour de l'égalité. Les peuples d'Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et sa dépendance de quelque grand protecteur 2. La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble; et, comme on n'en étoit citoyen que par une espèce de fiction, qu'on n'avoit plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les

rentans, les Hirpins, les Pompéians, les Vénusiens, les Japyges, les Lucaniens, les Samnites, et autres. Appien, de la guerre civile, liv. I, chap. XXIX.

1 Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre ; et, comme on les fit aussi citoyens, d'autres posèrent encore les armes; et enfin il ne resta que les Samnites, qui furent exterminés.

2

1 Qu'on s'imagine cette tête monstrueuse des peuples d'Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisoit le reste du monde.

mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour pour la patrie, et les sentimens romains ne furent plus.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages, ou se les faire donner; les assemblées furent de véritables conjurations; on appela comices une troupe de quelques séditieux; l'autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques; et l'anarchie fut telle, qu'on ne put plus savoir si le peuple avoit fait une ordonnance, ou s'il ne l'avoit point faite '.

On n'entend parler, dans les auteurs, que des divisions qui perdirent Rome; mais on ne voit pas que ces divisions y étoient nécessaires, qu'elles y avoient toujours été, et qu'elles y devoient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la république qui fit le mal et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il falloit bien qu'il y eût à Rome des divisions: et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors, ne pouvoient pas être bien modérés au dedans. Demander, dans un état libre, des gens hardis dans la guerre, et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et, pour règle générale, toutes

[ocr errors]

Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV, lettres xv.

les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un état qui se donne le nom de république, on la liberté n'y est pas. peut être assuré que

Ce qu'on appelle union, dans un corps politique, est une chose très-équivoque; la vraie est une union d'harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paroissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un état où l'on ne croit voir que du trouble, c'est-à-dire une harmonie d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l'action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance; et, si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république; mais c'est une chose qu'on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu'une petite république devient

grande, lui deviennent à charge lorsqu'elle s'est agrandie; parce qu'elles étoient telles que leur effet naturel étoit de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes, et les lois convenables; celles qui font qu'un peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu'il l'a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connoît ', et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois; et ce ne sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome étoit faite pour s'agrandir, et ses lois étoient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu'elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l'aristocratie, ou dans l'état populaire, elle n'a jamais cessé de faire des entreprises qui demandoient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les autres états de la terre en un jour, mais continuellement; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et

Le canton de Berne.

n'a point eu de prospérités dont elle n'ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté parce qu'elle acheva trop tôt son ouvrage.

« PreviousContinue »