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ni rien à démêler avec l'un ni avec l'autre, ils ne laissoient pas de paroître sur la scène, et, comme nos chevaliers errans, ils prenoient le parti du plus foible. C'étoit, dit Denys d'Halicarnasse ', une ancienne coutume des Romains d'accorder toujours leur secours à quiconque venoit l'implorer.

:

Ces coutumes des Romains n'étoient point quelques faits particuliers arrivés par hasard, c'étoient des principes toujours constans et cela se peut voir aisément; car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances, furent précisément celles qu'ils avoient employées dans les commencemens contre les petites villes qui étoient autour d'eux.

Ils se servirent d'Euménès et de Massinisse pour subjuguer Philippe et Antiochus, comme ils s'étoient servis des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans; ils se firent livrer les flottes de Carthage et des rois d'Asie, comme ils s'étoient fait donner les barques d'Antium; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles entre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avoient autrefois rompu l'union des petites villes latines 2.

Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La république d'Achaïe étoit formée

I

par une

Fragment de Denys, tiré de l'Extrait des ambassades. 2 Tite-Live, liv. VII.

association de villes libres; le sénat déclara que chaque ville se gouverneroit dorénavant par ses propres lois, sans dépendre d'une autorité commune.

La république des Béotiens étoit pareillement une ligue de plusieurs villes : mais comme, dans la guerre contre Persée, les unes suivirent le parti de ce prince, les autres celui des Romains, ceux-ci les reçurent en grâce, moyennant la dissolution de l'alliance commune.

Si un grand prince qui a régné de nos jours avoit suivi ces maximes, lorsqu'il vit un de ses voisins détrôné, il auroit employé de plus grandes forces pour le soutenir, et le borner dans l'île qui lui resta fidèle: en divisant la seule puissance qui pût s'opposer à ses desseins, il auroit tiré d'immenses avantages du malheur même de son allié.

Lorsqu'il y avoit quelques disputes dans un état, ils jugeoient d'abord l'affaire; et par-là, ils étoient sûrs de n'avoir contre eux que la partie qu'ils avoient condamnée. Si c'étoient des princes du même sang qui se disputoient la couronne, ils les déclaroient quelquefois tous deux roiś 1 : si l'un d'eux étoit en bas âge 2, ils décidoient en sa faveur, et ils en prenoient la tutelle, comme protecteurs

' Comme il arriva à Ariarathe et Holopherne, en Cappadoce. Appian., in Siriac, cap. XLVII.

2.

Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs, ils se déclarèrent pour le fils d'Antiochus, encore enfant, contre Démétrius

de l'univers. Car ils avoient porté les choses au point que les peuples et les rois étoient leurs sujets, sans savoir précisément par quel titre; étant établi que c'étoit assez d'avoir ouï parler d'eux pour devoir leur être soumis.

Ils ne faisoient jamais de guerres éloignées sans s'être procuré quelque allié auprès de l'ennemi qu'ils attaquoient, qui pût joindre ses troupes à l'armée qu'ils envoyoient : et, comme elle n'étoit jamais considérable par le nombre, ils observoient toujours d'en tenir une autre dans la province la plus voisine de l'ennemi, et une troisième dans Rome, toujours prête à marcher 1. Ainsi ils n'exposoient qu'une très-petite partie de leurs forces, pendant que leur ennemi mettoit au hasard toutes les siennes 2.

Quelquefois ils abusoient de la subtilité des termes de leur langue. Ils détruisirent Carthage, disant qu'ils avoient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Étoliens, qui s'étoient abandonnés à leur foi, furent trompés: les Romains prétendirent que la signification de ces mots, s'abandonner à la foi d'un ennemi, em

qui étoit chez eux en otage, et qui les conjuroit de lui rendre justice, disant que Rome étoit sa mère, et les sénateurs ses pères. 'C'étoit une pratique constante, comme on peut voir par l'his

toire.

3

* Voyez comme ils se conduisirent dans la guerre de Macédoine.

portoit la perte de toutes sortes de choses, des personnes, des terres, des villes, des temples, et des sépultures même.

Ils pouvoient même donner à un traité une interprétation arbitraire : ainsi, lorsqu'ils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent qu'ils ne leur avoient pas donné autrefois la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée.

Lorsqu'un de leurs généraux faisoit la paix pour sauver son armée prête à périr, le sénat, qui ne la ratifioit point, profitoit de cette paix, et continuoit la guerre. Ainsi, quand Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et qu'il l'eut laissée aller sous la foi d'un traité, on se servit contre lui des troupes mêmes qu'il avoit sauvées : et lorsque les Numantins eurent réduit vingt mille Romains, prêts à mourir de faim, à demander la paix, cette paix, qui avoit sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome; et l'on éluda la foi publique en envoyant le consul qui l'avoit signée 1.

Quelquefois ils traitoient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables; et, lorsqu'il les avoit exécutées, ils en ajoutoient de telles qu'il étoit forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses

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Ils en agirent de même avec les Samnites, les Lusitaniens, et les peuples de Corse. Voyez, sur ces derniers, un fragment du livre Ier de Dion.

éléphans, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne; chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix '.

Enfin ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers. Ils écoutèrent les plaintes de tous ceux qui avoient quelques démêlés avec Philippe ; ils envoyèrent des députés pour pourvoir à leur sûreté : et ils firent accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.

Comme on jugeoit de la gloire d'un général par la quantité de l'or et de l'argent qu'on portoit à son triomphe, il ne laissoit rien à l'ennemi vaincu. Rome s'enrichissoit toujours, et chaque guerre la mettoit en état d'en entreprendre une autre.

Les peuples qui étoient amis ou alliés se ruinoient tous par les présens immenses qu'ils faisoient pour conserver la faveur, ou l'obtenir plus grande; et la moitié de l'argent qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains auroit suffi pour les

vaincre 2.

'Ils en agirent de même avec Viriate: après lui avoir fait rendre les transfuges, on lui demanda qu'il rendît les armes; à quoi ni lui ni les siens ne purent consentir. (Fragment de Dion.)

* Les présens que le sénat envoyoit aux rois n'étoient que des bagatelles, comme une chaise et un bâton d'ivoire, ou quelque robe de magistrature.

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