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Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébies et de Trasimene ; après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départoit jamais des maximes anciennes : il agissoit avec Annibal comme il avoit agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avoit refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il seroit en Italie: et je trouve dans Denys d'Halicarnasse1 que, lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violeroit point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvoit faire de paix tandis que les ennemis étoient sur ses terres; mais que si les Volsques se retiroient, on accorderoit tout ce qui seroit juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes même de verser des larmes : le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans récompense, ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu'Annibal fût chassé d'Italie.

'Antiquités romaines, liv. VIII.

cet

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avoit fui honteusement jusqu'à Venouse homme, de la plus basse naissance, n'avoit été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe : il vit combien il étoit nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avoit pas désespéré de la république.

Ce n'est pas ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un état, mais la perte imaginaire et le découragement qui le prive des forces mêmes que la fortune lui avoit laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace qui ne sent que sa foiblesse. Une preuve qu'Annibal n'auroit pas réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer partout du

secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auroientils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandoit à ses propres sujets, prit dans une occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avoit que des troupes mercenaires, ne pouvoit pas prendre : il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Koulikan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d'argent '.

pas

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avoit été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevoit très-peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains; mais lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendîit ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une grande partie de son ar

'Histoire de sa vie, Paris, 1742, pag. 402.

mée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

CHAPITRE V.

De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Égypte, après l'abaissement des Carthaginois.

Je m'imagine qu'Annibal disoit très-peu de bon's mots, et qu'il en disoit encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je voudrois qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.

Encore faudroit-il que les discours qu'on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua qu'il en prévoyoit la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s'étoient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendoit de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile et en Sardaigne, n'opposoient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifioient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique : Scipion y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur

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