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péter, car c'est un grand fait dans l'histoire de la philologie et de l'intelligence humaine : les grammairiens indiens sont les seuls au monde qui aient réellement compris l'alphabet, et leur alphabet remonte au moins jusqu'au temps des Prâtiçâkhyas.

Mais Caounaka ne se contente pas d'une sèche énumération; il justifie l'ordre dans lequel les différentes lettres sont disposées, et il en donne les motifs. Les huit premières lettres sont appelées lettres semblables (samânâksharas), chaque brève étant suivie de sa longue (a, â; ṛi, rî; i, i; ou, où). Les quatres suivantes sont des lettres combinées (sandhyaksharas) et, comme nous disons, des diphthongues (e, o, ai, aou), résultant de la combinaison de l'a avec l'i et avec l'ou, avec l'e et avec l'o. Ces douze premières lettres sont des voyelles, ou, d'après l'expression propre du texte, des voix (svaras). Toutes les autres lettres sont des consonnes (vyandjanas), sauf l'anousvaram, qui peut être pris indifféremment pour consonne ou pour voyelle 2.

L'analyse des consonnes vient après celle des voyelles; et, s'il est possible, elle est encore plus profonde.

Parmi les vyandjanas (vyandjanáni, déterminatifs des sons, des voix), le Prâtiçâkhya distingue d'abord ce qu'il appelle les sparças, les tacts, les contacts (de la racine spriç, toucher), parce que ces vyandjanas ont besoin, pour être formés, du contact des organes qui les expriment. Ce sont les consonnes proprement dites 3. Les sparças forment les cinq ordres que l'on connaît, de cinq lettres chacun, la forte et son aspirée, la douce et son aspirée, plus la nasale (k, kh, g, gh, ng; ... p, ph, b, bh, m). Après les cinq ordres des sparças, viennent les quatre antahsthas ou intermédiaires; ce sont nos semi-voyelles ou liquides (y, r, l, v). Les antahsthas sont ainsi nommées parce qu'elles tiennent le milieu entre les sparças, qui les précèdent, et les oûshmas (oûshmânas), qui les suivent. Les oûshmas, les souffles, les aspirations, les sifflantes, sont au nombre

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1 Le Prâtiçâkhya ne compte que huit voyelles au lieu de dix, parce que la voyelle Iri bref et lri long ne se trouve, comme il le dit, ni au commencement ni à la fin des mots et qu'elle ne se rencontre qu'au milieu. Il ne compte pas le ri parmi les voyelles, tout en l'énumérant à la suite. - Par la place que l'anousvaram occupe ici après les voyelles, svaras, on voit nettement l'étymologie de ce mot anou-svaram. Dans la prononciation, il joue d'ailleurs le même rôle, et il est comme une sorte de suite et de prolongement des svaras. Le mot sparças, appliqué à ces espèces de lettres, est plus juste encore que notre mot consonnes. Ce dernier mot, en effet, exprime simplement que ces lettres n'ont de son qu'en s'unissant aux voyelles; c'est vrai, et le sanscrit constate également ce fait, puisque toute consonne, vyandjanam, porte avec elle un a bref; mais le sanscrit va plus loin, en remarquant que ces consonnes exigent le contact de certains organes vocaux.

de huit, et terminent la série des vyandjanas, en même temps que l'alphabet 1.

A cette division générale de l'alphabet en voyelles et consonnes, en succède une autre, en sourdes et en sonnantes. Parmi les oûshmas, l'h seule est une sonnante; les autres sont sourdes. Dans les cinq ordres de sparças, les deux premières lettres sont sourdes et les trois autres sont sonnantes. La seconde et la quatrième de chaque ordre sont des aspirées; la cinquième est une nasale (anounâsika)2. Les voyelles sont ou brèves (hrasva) comme a, ri, i, ou; ou longues (dirgha) comme â, rî, î, où, avec les diphthongues e, o, ai, aou. Les voyelles longues s'appellent aussi des voyelles lourdes (gourou). Une voyelle est lourde encore quand elle est suivie d'une double consonne ou d'un anousvaram3. Une voyelle brève forme un temps (mâtrâ, mesure); une voyelle longue en fait deux, le temps, la mesure étant l'intervalle entre les deux mots que l'on prononce séparément dans un composé : ratna-dhâtamam, en deux mots, au lieu de ratnadhâtamam en un seul; pourah-hitam au lieu de pouro-hitam. Il y a aussi des voyelles de trois temps qu'on appelle ploutas; mais ces cas sont tout exceptionnels et fort rares dans le Véda1.

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A l'inverse, la mesure, le temps se subdivise comme il se multiplie; et, s'il y a des voyelles de deux temps, il y en a aussi qui n'ont qu'une moitié de temps, ou même un quart de temps. Ce sont les svarabhaktis. Ainsi, une moitié de temps est la voyelle qu'on prononce involontairement entre deux consonnes qui se suivent, comme dans cet exemple : Prati ûm iti adarsi (Rig-Véda, VII; LXXXI, 1). Un quart de temps est la voyelle qu'on prononce après la consonne suivie de deux autres, comme

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Les huit oûshmas sont, h, ç, sh, s, le visargah, le djihvâmoûlîya 。 k, l'oupadhmaniyap, et l'anousvaram v. → Le Prâtiçâkhya nomme ici deux anciens grammairiens, Gârgya et Çakatâyana, qui n'étaient pas d'accord sur la lettre qu'il fallait mettre, sourde ou sonnante, à la fin des mots terminés par une consonne.

› Les grammairiens sanscrits ont eu raison de distinguer, la voyelle longue et la voyelle lourde; c'est à tort que nous les confondons: a est long pour la quantité dans musam comme il l'est dans musâ; mais il ne l'est pas de la même manière. C'est par l'influence de l'anousvaram, même en latin, que am et um sont longs aux divers cas. Il semble qu'il n'y en ait que très-peu d'exemples dans le Véda, et que la plutih n'ait lieu à la fin de la phrase que pour marquer l'interrogation. On met alors un 3 après la voyelle, et par exemple de cette façon : adhah svit ást3t? « Était-ce dessous?» (Rig-Véda, X, CXXIX, 5). Caounaka a l'air de ne pas croire à ces voyelles de trois temps, car il ajoute dit-on, à ce qu'on dit;» et cette forme semblerait indiquer qu'il ne prend pas cette règle à son compte et qu'il la laisse à ceux qui l'ont imaginée.

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dans le mot varshman. La svarabhakti s'appuie toujours sur la consonne précédente1.

Une troisième division des lettres de l'alphabet, à laquelle s'arrête assez longuement le Prâtiçâkhya, est celle qui consiste à diviser les voyelles et les consonnes selon les organes auxquels elles se rapportent, depuis l'a et l'á, rangées parmi les gutturales, jusqu'à l'ou, rangé parmi les labiales, avec le cinquième ordre tout entier des sparças.

Nous n'insisterons pas sur cette troisième division des lettres, toute curieuse qu'elle est, ni sur les règles qui concernent les voyelles nasalisées et altérantes, les voyelles pragrihyas ou immuables et les voyelles riphitas, c'est-à-dire celles à la suite desquelles le visargah se change en r. A l'appui de toutes ces règles, Çaounaka fait de nombreuses citations, que l'exactitude de MM. Regnier et Max-Müller a retrouvées une à une dans le Rig-Véda, tel qu'il est encore aujourd'hui.

Voilà le sujet du premier chapitre de la première lecture; c'est, comme on le voit, l'étude des lettres prises en elles-mêmes. Le second patala traite du sandhi des voyelles, c'est-à-dire des combinaisons diverses qu'elles peuvent former en s'unissant entre elles.

La samhitâ du Véda est la composition euphonique des mots, formant en quelque sorte le tissu naturel du discours. Dans ces rencontres et ces rapprochements, la fin des mots (padas) et leur commencement subissent des modifications qu'il faut étudier pour bien connaître chaque mot sous la forme qui lui est propre, indépendamment des altérations qu'il subit quand il se joint à d'autres. Quand un premier mot finit par une voyelle, et que le mot suivant commence par une consonne, le sandhi a lieu dans le sens naturel des lettres (anouloma, dans le sens naturel du poil). Si, au contraire, le sandhi se fait d'une consonne à une voyelle, on dit qu'il est à contre-sens (pratiloma, à contre-poil). Mais le Prâtiçâkhya revient au sandhi des voyelles; et il s'occupe d'abord de la rencontre de deux voyelles semblables.

Quand deux voyelles semblables se rencontrent, il n'y a nulle difficulté en s'unissant, elles forment une longue. Par exemple : aşva-adjani devient aşvádjani (Rig-Véda, VI, LXXV, 13); madhou-ouda kam devient madhoúdakam (Rig-Véda, IX, LXVII, 32). A bref ou long à la fin d'un mot, rencontrant i commençant le mot suivant, devient e. A-indra devient endra (Rig-Véda, I, vin, 1); a et ou deviennent o; a avec e ou ai devient ai; avec o et aou, il devient aou.

1 Ces remarques sur la svarabhakti sont exactes, quoique un peu subtiles; il faut savoir gré aux philologues indiens de les avoir faites; mais on n'en voit pas trop l'utilité pratique.

Toutes les voyelles, autres que a, rencontrant une autre voyelle qui commence le mot suivant, se changent en la semi-voyelle correspondante i en y, ri en r, ou en v, lri en l. Abhi-ársheyam devient abhyarsheyam (Rig-Véda, IX, xcvII, 51); nou-atra devient nvatra.

Toutes les nuances du sandhi des voyelles et des diphthongues reçoivent des noms spéciaux, qu'il serait trop long d'énumérer1, et le Prâtiçâkhya cite, à l'appui de ces règles, une multitude d'exemples qui les justifient et les éclaircissent, tous empruntés au Rig-Véda.

Le second chapitre se termine par les règles relatives aux pragrihyas, c'est-à-dire aux mots qui, restant immuables, échappent à ces lois du sandhi; et les nombreux passages du Rig-Véda qu'allègue Çaounaka, soit pour confirmer les règles, soit pour indiquer les exceptions, attestent qu'il avait à sa disposition la connaissance la plus étendue et la plus exacte du texte saint2. Il discute aussi très-souvent les opinions des grammairiens antérieurs, qu'il nomme expressément; et il semble avoir un respect tout particulier pour Çâkalya, auquel il donne le nom de sthavira, vénérable, ancien.

Avant de passer au sandhi des consonnes, le Prâtiçâkya consacre un patala entier, le troisième, à l'accentuation, sujet qui se lie de très-près à ceux qui précèdent. Ce chapitre, comme l'a très-bien dit M. Ad. Regnier, est un des plus curieux de tout le Prâtiçâkhya, bien qu'il ne renferme que dix-neuf çlokas, où l'auteur a su condenser, avec une précision extraordinaire, tout ce qui concerne les accents.

Il y a trois accents: l'oudátta, l'anoûdatta et le svarita; en d'autres termes, qui ne sont pas tout à fait équivalents, mais qui ont l'avantage de nous être familiers, l'accent aigu, l'accent grave et l'accent circonflexe. Le svarita résulte de la rencontre des deux premiers sur une même voyelle. La première moitié du svarita, qui équivaut à une demi-mesure, est plus haute que l'oudátta, et la seconde moitié est moins basse que l'anoudâtta. Quand deux voyelles se combinent par le sandhi, et que l'une

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Il est évident que la division est ici poussée trop loin; et, bien que ces observations grammaticales ne soient pas fausses, elles sont certainement trop subtiles. A force d'analyser les choses, on finit par les confondre; et il y a dans ces matières, comme partout, des limites qu'il faut savoir ne pas franchir. Les grammairiens indiens n'ont pas été assez sobres de distinctions et c'est un défaut qu'il convient de signaler dans le Prâtiçâkhya, car ce défaut suppose et démontre bien des travaux antérieurs. ' Ces citations en si grand nombre et toutes si précises, sans même qu'une seule soit fautive, suffiraient à démontrer qu'à l'époque où le Prâtiçâkhya a dû être rédigé les grammairiens travaillaient sur un texte écrit, et qu'il y avait longtemps que la transmission du Véda par simple tradition orale avait cessé. Il est bon de faire cette remarque parce qu'on a plus d'une fois soutenu le contraire.

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d'elles est oudátta, la voyelle issue de la contraction est oudâtta également. Si la première voyelle est svarita et que la seconde soit anoudatta, la voyelle contractée reste svarita.

Ici encore les grammairiens indiens ont beaucoup raffiné. Sur le sandhi des accents comme sur le sandhi des voyelles, on n'était pas d'accord; et le Prâtiçâkhya cite plusieurs divergences d'opinions et plusieurs autorités, celle entre autres de Câkalya, de Mâṇḍoukeya, Vyâli ou Vyâdi, Anyatareya, etc. Le troisième chapitre ou patala se termine par quelques recommandations générales sur la manière de prononcer les accents en lisant le texte sacré. Il faut d'abord les faire entendre d'une manière parfaitement reconnaissable et intelligible; il ne faut pas les trop détacher l'un de l'autre ; il ne faut pas que la voix tremble en les prononçant. Le ton du svarita ne doit pas être trop élevé, non plus que celui de l'oudâtta et de l'anoudatta ne doit être exagéré ni dans un sens ni dans l'autre.

On le voit donc pour la théorie de l'accentuation, les grammairiens indiens conservent toute leur supériorité, et c'est en vain qu'on chercherait dans la philologie grecque et latine rien qui en approchât. L'accentuation n'a point été tout à fait omise par l'antiquité classique; mais l'antiquité est restée à une bien grande distance de l'Inde1. Il est évident ici, comme à d'autres égards, que, dans l'Inde, le système est complet, tandis que la Grèce n'a conservé que des fragments qui, plus ou moins défigurés, sont parvenus jusqu'à nous.

Le quatrième et le cinquième chapitre du Prâtiçâkya sont remplis par le sandhi des consonnes.

Le sandhi se partage en deux grandes classes. D'abord les consonnes peuvent se suivre sans aucune altération, l'une à la fin d'un mot et l'autre au début du mot suivant, et c'est ce qu'on appelle l'avaçamgama sandhi; mais le plus souvent l'une des consonnes modifie l'autre, et c'est le vaçamgama sandhi, le sandhi proprement dit.

Quand les fortes de chacun des cinq ordres de sparças sont suivies d'une sonnante, elles se changent en leur douce correspondante; et, si elles sont suivies d'une nasale, elles se changent en leur nasale corres

'Voir M. E. Egger, Apollonius Dyscole, p. 268 et suiv. Il est juste de remarquer dans ces derniers temps, il a paru les travaux les plus neufs et les plus estimables sur la théorie de l'accentuation, non pas seulement en grec et en latin, mais aussi dans les langues romanes. On a fait de très-grands progrès dans cette partie de la grammaire; mais nous ne doutons pas que la connaissance des travaux indiens ne puisse être en ceci aussi utile que dans tout le reste. Malheureusement le sujet est par lui-même très-difficile et n'est pas encore très-élucidé.

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