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que dans les contrées qui bordent ou qui avoisinent l'Océan. Déjà, sous les premiers Césars, la partie nord-est de la Gaule, devenue romaine par la langue, les mœurs et les idées, occupée par les légions les plus aguerries, donnant aux armées d'excellents soldats, constituait, dans l'Occident, une des forces principales de la monarchie. Un poëte loue avec éclat non-seulement les qualités militaires de ses habitants, mais encore leur éloquence, comparable, dit-il, à celle du Latium 1; et plus tard, lors de la chute du grand édifice élevé par la sagesse et la valeur de huit siècles, au milieu des calamités qui renversèrent l'Empire et anéantirent ses institutions, la population de ces mêmes provinces, entre la Seine et le Rhin, semble avoir conservé au moins une partie de son ancienne vaillance. Elle sut résister aux armes victorieuses des barbares, tandis que le reste de la Gaule, toute l'Espagne, toute la Mauritanie et l'Afrique proconsulaire, s'étaient soumis presque sans opposition. Enfin, il est à remarquer que le pouvoir de Rome se maintint plus longtemps sur les bords de l'Oise et de l'Aisne que sur ceux du Tibre; car, plusieurs années après l'extinction totale de l'empire d'Occident en Italie, le patrice Syagrius, à la tête d'une armée romaine, osa encore combattre, près de Soissons, les Francs de Clovis.

La première Belgique (p. 322-423) comprenait non-seulement la Lorraine, mais, de plus, presque tout le bassin fertile et pittoresque de la Moselle, chanté par Ausone et par Fortunat 2; elle s'étendait depuis Thionville jusqu'à peu de distance du Rhin. M. Le Blant a pu y recueillir quelques monuments provenant de Metz (Divodurum ou Metti), mais c'est surtout Trèves (Colonia Augusta Paterna Treverorum) qui lui a fourni un nombre considérable d'inscriptions chrétiennes. Nous en avons compté près de cent. Séjour des lieutenants impériaux, souvent visité par Constantin le Grand et par Valentinien I", résidence

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Ausone, Mosella, v. 381-83, adresse à cette rivière les mêmes éloges que Virgile (Georg. II, 173), imité ou copié par lui, donne à l'Italie :

Salve, magna parens frugumque virumque Mosella :

Te clari proceres, te bello exercita pubes,

Emula te Latiæ decorat facundia linguæ.

Selon le même poëte, les avocats et les jurisconsultes de Trèves étaient fandique potentes, Præsidium sublime reis; formés dans les écoles renommées de la même ville, ils jouissaient d'une réputation qui ne le cédait pas à celle de Quintilien (v. 403-4):.

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Quos prætextati celebris facundia ludi

Contulit ad veteris præconia Quintiliani.

- De navigio suo, X, io de l'éd. de Rome, 1786, in-4°.

habituelle de l'empereur Gratien1, Trèves n'était pas entièrement déchue sous les rois de la première race, car M. Le Blant y a trouvé la tombe de Hlodericus vicaire, c'est-à-dire l'un de ces fonctionnaires qui, au temps des Mérovingiens, étaient chargés de l'administration de la justice et de la perception des impôts (p. 369). Aujourd'hui encore une grande quantité de monuments et de débris attestent l'ancienne splendeur de cette ville; on y montre un vaste édifice qui paraît n'avoir été qu'une dépendance du palais de Constantin; des fouilles récentes y ont mis au jour la mosaïque qui formait le pavé primitif d'une église attenant au même palais; et, parmi les nombreuses épitaphes commentées par notre auteur, plusieurs nous font connaître les noms de personnages appartenant, aux derniers temps de l'empire et à titres divers, à la cour du souverain, à l'administration ou à l'armée. Nous y avons remarqué un gardien de la pourpre ou de la garde-robe impériale (A VESTE SACRA, page 382), un fonctionnaire d'un ordre élevé, portant le titre d'EX COMITE (page 388), un courrier du gouvernement (CYRSOR DOMINICYS, page 373), un soldat ayant servi dans les Joviani seniores, corps d'élite, et qui, sous quelques règnes, formait la garde particulière des empereurs (p. 406). Par suite de la fusion générale des peuples, favorisée, jusqu'à la dissolution de l'Empire, par la politique ferme et adroite de Rome, plusieurs de ces fonctionnaires étaient nés dans les provinces orientales de la monarchie, où la langue grecque seule était en usage; d'autres, après y avoir séjourné pendant quelque temps, en avaient amené des suivantes ou des épouses qui, au milieu de la Gaule latine et jusque dans le palais des empereurs, conservaient le souvenir et l'idiome de leur pays natal. De là, sans doute, les inscriptions grecques, jadis nombreuses à Trèves, et qui, vers la fin du xv° siècle, attirèrent l'attention du savant bibliothécaire de l'empereur Maximilien I", Conrad Celtes. Il dit dans une de ses odes 2:

Sepulcra græcis vidi epitaphiis

Inscripta, busta et stare sub hortulis,

Et manibus sacrata functis

Vena suprema reperta in agro est.

Malheureusement, de toutes ces inscriptions grecques, M. Le Blant n'en a retrouvé qu'une seule fort curieuse et ingénieusement expliquée par M. François Lenormant (p. 324-327). Deux autres ont disparu au

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Ausone, contemporain de cet empereur, appelle Trèves Imperii sedem. (Mosella v. 380.)- Libri odarum, III, 26.

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jourd'hui, mais elles existaient encore au xvr siècle. Publiées d'abord par Pierre Apianus et par Ortelius, elles ont été souvent imprimées depuis, et M. Le Blant les reproduit dans son Recueil. Elles proviennent du tombeau d'Eusebia, jeune fille morte à l'âge de quinze ans (p. 353357), et de celui d'un nommé Cassianus (p. 375). Tous les deux étaient nés au bourg d'Addana. Nous n'osons combattre l'autorité des épigraphistes qui voient dans cette localité la ville d'Adana en Cilicie, située sur le Sarus; toutefois il y a lieu de s'étonner qu'une cité rivale de Tarse 1, célèbre par un pont 2 que Justinien fit réparer, et florissante encore pendant le moyen âge, soit désignée sur les deux tombes par l'épithète modeste de noun. Quoi qu'il en soit, l'inscription de Cassianus est remarquable; elle montre par son orthographe vicieuse de quelle manière on prononçait le grec au siècle de Théodose, au temps où vécurent saint Jean Chrysostome et Claudien :

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M. Le Blant transcrit, en adoptant pour la cinquième ligne la leçon proposée par Corsinis : Ενθάδε κεῖται ἐν εἰρήνῃ Κασσιανὸς [υἱὸς] Βεδσιμίου, ἀπὸ κώ[μης] Αδδάνων, ζήσας μικρὸν πρὸς ἔτη εἴκοσι δύο. Quant au groupe que l'on voit après KACCIANOC, et que plusieurs commentateurs expliquaient par le mot apxepeùs, notre savant épigraphiste y voit avec raison, selon nous, le monogramme mal compris par Ortelius, dont M. Le Blant reproduit la copie

Si les marbres de Trèves sont les derniers témoins de la grandeur romaine, qui avait touché le terme au delà duquel commencent à décliner toutes les choses humaines; si ces monuments prouvent que, même vers la fin du iv siècle, le pouvoir des empereurs continuait à s'exercer

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1 Dion Cassius XLVII, xxx1, en parlant des habitants de Tarse: Tà Ådava, duopá τε σφίσι καὶ διάφορα ἀεὶ ὄντα. — Γέφυρα ὑπερφυής τε καὶ λόγου ἀξία. Procope De ædif. V, v, vol. III, p. 319 de l'éd. de M. G. Dindorf. Note Græcorum, p. 8.

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pa

sur les parties les plus éloignées de leurs vastes domaines, rien de reil ne caractérise les épitaphes que M. Le Blant a recueillies dans la deuxième Belgique (p. 424-452), c'est-à-dire dans la Champagne, en Picardie, dans l'Artois, la Flandre et dans la Belgique occidentale. Les inscriptions provenant d'Amiens (Samarobriva Ambianorum), assez nombreuses d'ailleurs, semblent, à peu d'exceptions près, appartenir à la période mérovingienne; sur plusieurs, des lettres runiques se mêlent à l'écriture latine, et les noms francs Egrebald, Leudelin, Adalbildis, y remplacent les noms romains. L'antique cité de Reims (civitas Remorum), illustrée par le siége pontifical de saint Remi, a conservé sa porte de Mars et son bel arc de triomphe, mais elle ne possède pas une seule inscription chrétienne antérieure au vin siècle; enfin, à Soissons (Augusta Suessonum), rien ne rappelle le long séjour de Syagrius, qui, nous l'avons déjà dit, chercha à y défendre, même après la chute de l'empire d'Occident, les restes désolés de la seconde Belgique. Les seules antiquités chrétiennes trouvées jadis à Soissons et mentionnées par M. Le Blant sont deux sarcophages richement sculptés, que la tradition attribuait à saint Voué et à saint Drausin. L'un de ces sarcophages a disparu; celui de saint Drausin est conservé au musée du Louvre.

On serait tenté de croire que l'Alsace, le grand-duché du Bas-Rhin et la partie nord-est de la Belgique, contrées qui autrefois composaient les deux Germanies (p. 453-492), doivent avoir fourni beaucoup de monuments épigraphiques au Recueil que nous analysons, et que, parmi ces monuments, les épitaphes militaires doivent être en grand nombre. Personne n'ignore que, pour tenir les barbares en échec, l'élite des légions romaines était répartie le long du Rhin, ce boulevard des provinces, comme le nomment les médailles de Posthume1; et, jusqu'à la fin du iv siècle, les empereurs cherchèrent à défendre cette frontière 2

1 C'est ainsi, du moins, qu'ont été expliquées des médailles où l'on voit d'un côté la tête de Posthume, proclamé empereur en 258 par les légions de la Gaule. L'autre côté représente le Rhin couché, avec la légende SALVS PROVINCIARVM. (Mionnet, De la rareté et du prix des médailles romaines, t. II, p. 64.) Ce n'était pas d'un fleuve que les légions de César attendaient leur salut. Si l'on pouvait ajouter

foi aux vers élégants d'un poëte adulateur, les armes de Rome, ou du moins son influence, dominaient encore sur les deux rives du Rhin pendant le règne indolent et désastreux d'Honorius. Claudien, De laud. Stilichonis, I, 220-224:

...Rhenumque minacem

Cornibus infractis adeo' mitescere cogis,
Ut Salius jam rura colat, flexosque Sicambrus
In falcem curvet gladios, geminasque viator
Quum videat ripas, quæ sit Romana requirat.

avec des soldats qui, sous les règnes de Gratien et de Théodose, étaient, presque sans exception, éclairés de la lumière de l'Évangile. On devait donc s'attendre à trouver, sur beaucoup de leurs tombes, l'expression de leur piété et des indices nombreux de la religion qu'ils professaient. Il n'en est rien cependant. Après avoir visité Strasbourg, Heidelberg, Worms, Mayence, Cologne, après avoir parcouru les bords de la Meuse depuis Namur jusqu'à Nimègue, M. Le Blant, malgré d'actives recherches, n'a pu placer dans son Recueil que deux inscriptions militaires portant des marques certaines de christianisme et provenant des deux Germanies. L'une (p. 482) se lisait sur un tombeau élevé au défunt par des guerriers appartenant à une SCOLA ARMAture; l'autre, trouvée non loin de Bonn (page 435), est l'épitaphe d'un centurion EX-NYMERGENTIL▾ ex numero gentilium. Les premiers éditeurs y avaient vu un officier commandant des soldats païens (gentiles); mais M. Le Blant prouve qu'il s'agit ici d'un corps de troupes qui, composé, dans l'origine, d'étrangers, avait conservé cette dénomination, sous laquelle il est cité plus d'une fois par Ammien Marcellin et dans la Notice de l'Empire. Quant à une question plus importante et souvent agitée, à savoir si l'exercice de la profession des armes répugnait ou non à l'esprit des fidèles, on ne lira pas sans intérêt les passages nombreux et les observations judicieuses par lesquels l'auteur (p. 84-87) constate et explique l'excessive rareté des inscriptions de soldats chrétiens.

La Haute-Saône, le Doubs, le Jura et la partie occidentale de la Suisse paraissent avoir formé ce que, sous les derniers empereurs, on appelait la Grande Séquanie (Maxima Sequanorum, p. 493-498). Ces contrées n'ont également fourni au savant auteur que très-peu de monuments. Le plus remarquable existe encore aujourd'hui à Sion, capitale du Valais; c'est une inscription en vers, datée du consulat de Mérobaude et du quatrième consulat de l'empereur Gratien, c'est-à-dire de l'an 377On y voit le monogramme ; de tous les monuments connus et portant une indication d'année, celui-ci est le plus ancien qui présente le sigle constantinien.

Jusqu'à présent, nous avons suivi l'auteur dans l'ordre géographique qu'il a adopté; il fallait faire connaître la provenance des trois cent soixante neuf textes dont se compose le premier volume de son Recueil. Mais nous n'avons encore presque rien dit du commentaire qui accompagne chacun de ces textes, source aussi féconde que sûre de réflexions et de lumières; car les inscriptions chrétiennes de la Gaule marquent le point de séparation de l'antiquité et des temps modernes,

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