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a été victime du sort, la réprobation, l'opprobre et les craintes qui poursuivent justement le vrai criminel, victime, lui, de ses passions et de sa perversité. Est-ce donc que la légende se prend aux mots et non aux choses? Et ne semble-t-il pas qu'après avoir condamné à l'inceste ses deux personnages, l'un par la voix de l'oracle, l'autre par la machination du diable, elle oublie le sombre mystère où elle s'est placée et pense n'avoir plus devant elle que des volontés humaines et leurs actes? Mais, selon le sens que l'homme du moyen âge a voulu mettre en sa légende, Grégoire n'a plus d'espoir qu'en la plus dure des pénitences. C'est aussi la pénitence qu'il recommande à sa mère :

Ma bele mere, en ta maison
Fai de ton cors afliccion,
De jeuner, de Deu prier,
E de tes saumes versilier.
E si te tien en chasteé
Trestoz les jors de ton aé.
La haire vest enprès ton cors,
E les riches pailes dehors.
Les fameilous fai saoler,
Les nuz vestir e conreer,
Morz sevelir e enterrer,
Moines, hermites visiter.
Car quant li jugemens vendra
E chascuns sa raison rendra,
E sera fait li parlement
Del bien e del mal ensement,
Que ne seit la balance igaus;

Mais que li biens traie les maus.

Pour lui, il quitte ses vêtements seigneuriaux, s'habille en mendiant et part pour ne plus revenir.

S'en est alez al coc chantant.

De la chambre ist qui fu sa mere,
E del palais qui fu son pere.
Hastivement passa
Ca terre
Dont il osta jadiz la guere,
Qui à toz ses ancessors fu,
E il meismes cuens en fu.
Or guerpit tot, e si s'enfuit

Là o fortune le conduit.

Elle le conduit sur le bord de la mer et chez un pêcheur; celui-ci se

rait à ranger parmi ces gens de La Fontaine,

.... dont le cœur

Joignait aux duretés un sentiment moqueur.

Grégoire demande l'hospitalité pour une nuit, disant qu'il est un pauvre pénitent qui devait ainsi, pour le grand mal qu'il avait fait, suivre sa destinée. Mais le pêcheur, peu touché,

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Mais la femme intercède, et à grand'peine elle obtient que Grégoire soit admis. Elle lui offre du vin, du poisson; il ne veut que de l'eau et du pain d'orge. Le pêcheur ne voit là-dedans que tricherie. Ah! dit-il, si tu étais seul, tu mangerais tout le poisson jusqu'à l'arête et tu boirais un setier du meilleur vin de mon cellier. Son mauvais vouloir lui dicte un conseil qui, justement parce qu'il est singulièrement rigoureux, plaît à Grégoire. Quoi, dit le pêcheur, vous voulez faire pénitence, et vous restez parmi les hommes! Quand on y reste, on finit toujours par ressentir la force et la chaleur du feu :

Ja hom de si saintisme vie

Ne deüst estre d'abaïe,

Mais estre ens en un hermitage,

O en desert o en boscage.

Le pêcheur connaît un rocher que la nature a creusé, que la mer isole, et où jamais homme ni femme n'entrèrent :

Tost i porrez estre chenus,

Ainz que vous i serez seūs.

Grégoire accepte. Le pêcheur l'emmène dans sa barque à la roche solitaire; il l'y dépose, lui met aux pieds, à la grande joie du pénitent, des ferges (mot qui signifie entraves, et que le patois du Berry a retenu

dans enferger, entraver), dont il s'était muni, et, poursuivant jusqu'au bout son malicieux vouloir, il jette la clef des ferges dans la mer. Voilà Grégoire seul, enchaîné par les pieds, n'ayant rien autre pour se soutenir que l'eau du ciel, et séparé sans retour, ce semble, de toute créature humaine.

Dix-sept ans se passent ainsi; Grégoire est oublié de tous, même du pêcheur. Au bout de ce temps arrive une vacance du trône pontifical.

Ne demora pas longement
Que tuit li legat s'assemblerent,
Et le romain clergé manderent,
E les borjeis de la cité
(Ceaus de greignor autorité),
E les evesques d'environ,

Por faire entre eaus election.

Réunis pour une aussi importante fonction, ils invoquent l'assistance céleste. Leur pieuse confiance est récompensée par l'apparition d'un ange qui leur commande d'aller chercher un pénitent du nom de Grégoire, reclus depuis dix-sept ans sur un rocher de mer, et de l'élire pape. Aussitôt des messagers sont envoyés à la recherche du pénitent ainsi désigné. Ils errèrent longtemps,

Trues qu'à un jor, si cum Deu plot,
Qui dreite veie les menot,

ils arrivèrent à la maison même du pêcheur à qui Grégoire devait sa sauvage retraite. Un poisson est apprêté pour leur souper; le pêcheur, qui l'ouvrit, y trouve la clef des ferges qu'il avait jetée dans la mer. Il la reconnut, se rappela celui qu'il avait si malicieusement délaissé, mais ne témoigna rien. Après le souper, il interroge ses hôtes, qui lui expliquent l'objet de leur mission. Quand il entend le nom et le confinement, il ne doute pas qu'il ne s'agisse de Grégoire. Alors, revenant de ses mauvais sentiments, il raconte aux messagers comment il conduisit le pénitent sur le rocher, comment il vient de retrouver la clef, et s'offre à les mener, bien qu'il ne pense pas que Grégoire soit encore en vie. Le lendemain on s'embarque, et le pêcheur

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O se aucun d'enz respondist.
Gregoires, qui encor viveit,
Șe mervila qui ce esteit.
À lur parole respondi,
E dit itant je sui ici.

Cil furent lé et sus monterent,
Le crestien iluec troverent;
Toz iert chenuz et toz pelus,
E de magrece confonduz,
N'aveit fors le cuer e les os.

Molt en firent à Deu grant los.

On lui explique pourquoi on est venu le chercher dans sa solitude. D'abord il croit qu'on se gabe; puis, quand il comprend que la proposition est sérieuse, il dit : « Je ne puis me mouvoir; je suis enfergé, et « je n'ai pas la clef. » Mais le poisson.l'avait rapportée. Aucun refus n'est plus possible. Rome tout entière vient au-devant de lui; Dieu signale l'avénement de son serviteur par des miracles: les contrefaits sont redressés, les aveugles voient, les muets parlent, les sourds entendent, les malades sont guéris, et Grégoire est intronisé.

Venu estoient li pluisor,

E duc e prince e vavassor.
Li empereres i estoit,
Qui gregnor poesté avoit.
A lui covient, bien le savés,
Quant l'apostoile est ordenés,
Tant est sa dignités pleniere,
Que il l'asiet en la caiere.

Le lecteur désire sans doute, comme la légende le désira, que la grâce qui a été faite à Grégoire s'étende jusque sur sa mère, qui est restée pénitente dans son palais. La comtesse d'Aquitaine se résout à partir pour Rome, afin de parler à l'apostole et de se décharger de ses péchés. Elle ne reconnaît pas dans le pape son fils, et, se confessant, lui demande une pénitence telle, que sauve soit sa conscience. Grégoire, à ces paroles, voit bien qu'il a sa mère devant lui :

Dame, dist-il, n'avez mais dote.

Des vos a mise en bone rote;
Des vos a mise en bone veie,
Qui ici endreit vos enveie.
Vostre fiz sui, e vos ma mere.
Bien sai que Des, li nostre pere,
Nos volst à bone fin mener,

Que nos a fait entretrover.

La dame est transportée de joie et de tendresse, et, sur les exhortations de Grégoire, abandonnant son comté, elle entre en religion. La fin de sa vie s'achève dans les bonnes œuvres :

E deservit, après sa mort,
Aveir el ciel verai confort
E la corone pardurable
Ensemble o vie espiritable.

Telle est cette légende singulière, qui a édifié le moyen âge, et qui a été traduité en allemand et en latin, suffisant témoignage de la faveur qu'elle obtint. M. Luzarche l'a tirée du manuscrit qui lui a déjà fourni le Mystère d'Adam, mettant ainsi à la portée des érudits les pièces intéressantes que renferme la bibliothèque de Tours. Dans l'analyse que j'ai donnée, j'ai souvent usé des termes mêmes du trouvère anonyme; le vieux français et le français moderne sont si voisins, que la tentation est forte de les confondre en un usage commun, surtout quand on sent que l'expression archaïque est celle qui se conforme le mieux à la pensée originale, et qu'y toucher c'est faire perdre quelque chose à la naïveté et à la couleur.

(La suite à un prochain cahier.)

É. LITTRÉ.

INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES DE LA GAULE ANTÉRIEURES AU VIII SIÈCLE, réunies et annotées par Edmond Le Blant. Ouvrage couronné par l'Institut de France (Académie des inscriptions et belleslettres). Tome I. Provinces gallicanes. Paris, imprimé par ordre de l'Empereur à l'Imprimerie impériale; 1856, 498 pages in-4o, avec 42 planches.

DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE1...

Il me reste à examiner les inscriptions recueillies par M. Le Blant dans les provinces de la Gaule que, vers la fin du Iv° siècle, on désignait par les noms des deux Belgiques, des deux Germanies et de la Grande Séquanie. Les recherches du savant auteur y ont eu bien plus de succès

Voyez, pour le premier article, le cahier de novembre 1857, page 665.

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