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cela je crains encore de ne pas faire sentir assez précisément les traits distinctifs, et le mérite spécial de son œuvre. Il y faudrait le coup d'œil de Laplace, ou la bienheureuse assurance des personnages que nous voyons tous les jours disserter magistralement, à la première vue, sur des questions scientifiques très-ardues, très-complexes, dont ils ne s'étaient jamais particulièrement occupés. Je n'ai ni cette intuition du génie, ni cette intrépidité. Je m'efforcerai d'y suppléer par une étude consciencieuse, qui fournisse à de plus habiles les premiers éléments d'une complète appréciation.

La conception des avantages qui devaient résulter de la nouvelle forme donnée par M. Hansen à la théorie de la lune, n'est pas une de ces découvertes qui se révèlent à la pensée par une illumination soudaine. Elle n'a été, elle n'a pu être engendrée dans son esprit, qu'à la suite de profondes méditations et de longs travaux. M. Hansen appartient à cette classe de savants, nombreuse en Allemagne, trop rare en France, chez lesquels, comme chez Bessel et Gauss, une possession intime des théories de la mécanique céleste, s'allie à une pratique exercée des observations astronomiques. Cette réunion de connaissances distinctes, qui se tiennent et se complètent mutuellement, est due surtout à la multiplicité des grands observatoires répartis dans les divers États de l'Allemagne, où ils sont indépendants entre eux et doivent chacun se suffire; tandis que chez nous, l'astronomie d'observation étant entièrement ou presque entièrement concentrée depuis plus de trente années, dans deux établissements de l'État, à Paris et à Marseille, celui-ci bien moins favorisé que l'autre, elle ne pousse plus de rejetons hors de leur enceinte. Or cette science ne saurait s'apprendre qu'en présence des instruments. L'enseignement théorique ne peut donner que la connaissance de ses résultats généraux, non pas en faire naître le goût, ni en propager les pratiques. Voilà pourquoi il se produit maintenant en France des mathématiciens abstraits, fort peu d'astronomes; tandis qu'en Allemagne ces deux qualités se trouvent fréquemment associées. De là sont nés depuis trente ans, une multitude d'importants travaux sur toutes les parties de l'astronomie théorique et pratique, auxquels un homme zélé autant que laborieux que la science vient de perdre, Schumacher, le respectable directeur de l'observatoire d'Altona, a donné une vie d'ensemble en fondant un recueil mensuel qui leur est exclusivement consacré. Et le succès comme l'utilité de cette œuvre ont été si considérables, qu'aujourd'hui elle se continue par le dévouement de son successeur M. Peters, l'un des astronomes de notre temps les plus habiles, et qui réunit au plus haut degré la diversité de connaissances qu'elle embrasse. C'est

dans ce recueil que M. Hansen a publié, en 1829, les principes généraux de la nouvelle méthode qu'il a imaginée, pour rendre à la fois plus sûr et moins pénible le calcul théorique des perturbations qui affectent les mouvements des corps célestes. Il en a fait d'abord, en 1831, une application particulière à la théorie de Jupiter et de Saturne; et il s'en est servi pour construire des tables de ces deux planètes, plus exactes et plus complètes qu'on ne les avait jusque-là obtenues. Il s'en est servi encore en 1853, pour construire, en société avec M. Olufsen, de nouvelles tables du soleil, qui lui avaient été demandées par l'académie de Copenhague. Mais dans l'intervalle, en 1838, il avait publié un traité spécial, où il exposait avec détail l'emploi des mêmes principes dans la théorie, bien plus difficile, des mouvements de la lune. Ce traité est la base de ses nouvelles tables de ce satellite, et c'est de là, par conséquent, que je dois tâcher d'extraire l'esprit de la méthode qu'il y a employée1.

Pour la faire comprendre, j'ai besoin de rappeler quelques notions antérieures. Dans les articles qui précèdent, dans le dernier surtout, j'ai signalé les difficultés particulières que présente la théorie des mouvements de la lune, lorsqu'on veut les déduire complétement du principe de l'attraction, en n'empruntant aux observations astronomiques que les données indispensables, pour caractériser les conditions d'existence de notre lune propre. Ces données, au nombre de six, représentent les éléments constants de l'ellipse que la lune décrirait en moyenne autour de la terre, si l'attraction lointaine du soleil ne la troublait pas; et le problème consiste à déterminer les expressions générales des variations que l'influence de cet astre leur fait à tout instant subir; afin d'en conclure, pour un moment quelconque, les coordonnées astronomiques, c'est-à-dire la longitude, la latitude, et le rayon vecteur de la lune troublée. Or, comme je l'ai dit, dans l'état actuel de l'analyse mathématique ces déterminations ne peuvent s'obtenir algébriquement que sous la forme de séries d'une complication extrême, dont la convergence analytique, toujours très-lente, se ralentit encore, même s'arrête ou rétro

1 La forme nouvelle que M. Hansen a donnée dans ce traité à la théorie abstraite des mouvements de la lune, ainsi que l'établissement et la marche de l'analyse qu'il y applique, ont été exposés et résumés avec une parfaite clarté, et une complète rigueur, par M. Cayley, géomètre anglais, aussi habile que sagace, dans un savant mémoire, inséré au 2° numéro du Quarterly Journal of pure and applied mathematics, pages 112-125, à la date du 31 mars 1855. Ce mémoire a pour titre : On Hansen's lunar theory. M. Cayley suit pas à pas le travail mathématique de M. Hansen et en montre tout l'organisine avec tant de simplicité, comme d'évidence, qu'on ne saurait s'aider d'un guide plus sûr, pour en comprendre les applications.

grade occasionnellement en beaucoup de points, quand on remplace les symboles littéraux par leurs valeurs numériques; ce qui fait qu'il faut toujours pousser les développements beaucoup plus loin qu'on ne le jugerait analytiquement nécessaire, pour pouvoir présumer avec vraisemblance, non pas qu'il ne surviendra plus ultérieurement de pareilles inversions, mais que les termes éloignés où elles s'opéreraient, ne pourront produire dans le résultat total que des erreurs négligeables.

M. Hansen atténue d'abord un de ces inconvénients, celui du peu de convergence des développements algébriques, en ne cherchant pas à obtenir immédiatement les séries d'inégalités qui expriment les perturbations des coordonnées vraies de la lune, comme on l'avait fait jusqu'alors; mais en déduisant ces coordonnées des valeurs troublées que prend l'élément composé qui, dans le mouvement elliptique, s'appelle l'anomalie moyenne. Il a en effet constaté que les perturbations de cet élément s'obtiennent par des séries beaucoup plus rapidement convergentes que celles des coordonnées vraies, non-seulement quant au développement général des inégalités qui les composent, mais aussi quant aux expressions analytiques des coefficients dont ces inégalités sont affectées. Il a donc trouvé un grand avantage à faire dépendre toutes ses autres déterminations des valeurs de cet élément principal; et c'est là le premier trait distinctif de sa méthode.

. Pour obtenir l'expression complète de ces valeurs, M. Hansen procède par des approximations successives. Il prend pour point de départ celle qui a lieu dans le mouvement elliptique, laquelle se tire des observations mêmes. Avec cette donnée, il calcule l'expression algébrique des inégalités du même élément, qui étant engendrées par la première puissance de la force perturbatrice, sont du premier ordre de grandeur; et l'ajoutant à sa valeur elliptique, il obtient une première expression approximative de sa valeur troublée. Cette expression, employée de la même manière dans un second calcul, en fournit une nouvelle où l'approximation s'étend jusqu'aux inégalités du second ordre; celle-ci une autre qui atteint les inégalités du troisième; et ainsi progressivement jusqu'au quatrième où M. Hansen s'est arrêté.

Dans ces calculs de substitutions successives, il a employé un artifice qui les facilite, en assurant l'exactitude finale de leurs résultats. Si l'on entreprenait d'effectuer ces opérations, en y employant les coefficients des inégalités sous des formes entièrement algébriques, leurs expressions iraient en se compliquant toujours par leur enchevêtrement mutuel, comme dans la méthode ordinaire, à mesure que l'on

voudrait atteindre des inégalités d'un ordre plus élevé; et l'on aurait tout aussi peu de certitude sur l'étendue qu'il convient de donner aux développements pour obtenir un degré suffisant d'exactitude numérique. Afin de se garantir autant qu'il est possible contre ces deux inconvénients, M. Hansen s'autorise d'une considération théorique très-légitime, de laquelle on n'avait pas avant lui profité. Des six éléments primitifs qui caractérisent l'orbite propre de notre lune, et qu'il faut, à ce titre, emprunter aux observations, il suffit d'en considérer trois comme ultérieurement variables pour satisfaire aux conditions particulières de variabilité, que la force perturbatrice impose à chaque instant aux trois coordonnées purement elliptiques de cet astre, qui sont sa longitude, sa latitude, et son rayon vecteur; après quoi, cette réserve étant faite, les trois autres éléments primitifs peuvent être traités comme de simples constantes. Or, par la disposition que M. Hansen a donnée à ses formules, l'excentricité, l'inclinaison de l'orbite, et le moyen mouvement, sont les seuls éléments primitifs qui entrent dans les coefficients des inégalités qu'il lui faut calculer. Il peut donc prendre, et il prend en effet ces trois-là, comme autant de constantes auxquelles il attribue les valeurs qui se tirent des observations. Alors, aussitôt qu'il a formé le développement analytique propre à la première approximation, il y substitue ces valeurs, à la place de leurs symboles, dans les séries qui expriment les coefficients des diverses inégalités, ce qui contracte ces coefficients en de simples nombres; après quoi il les emploie ainsi réduits pour former les développements amenés par les approximations ultérieures, où leurs combinaisons mutuelles deviennent moins pénibles à opérer que si on les y avait introduits avec leurs expressions algébriques. Cela lui procure en outre le grand avantage de pouvoir apprécier numériquement les valeurs des coefficients définitifs que ces combinaisons produisent; de manière à n'omettre aucun de ceux qui pourraient rendre sensibles les inégalités auxquelles ils sont attachés. Cette transmutation des formes algébriques en nombres mesurables, qui s'accomplit à chaque pas nouveau du travail, et qui le facilite en même temps qu'elle l'assure, est le second trait distinctif de la méthode de M. Hansen. Quant aux procédés de calcul par lesquels il parvient à la mettre en œuvre, leur exposition serait inintelligible au plus grand nombre de nos lecteurs. Mais ceux qui seraient curieux de les connaître, pourront en prendre une idée précise, en lisant une note qui suivra cet article, note que je dois à l'obligeance de M. Delaunay. L'ouvrage publié par M. Hansen en 1838, sous le titre de Fundamenta nova investigationis orbitæ veræ quam luna perlustrat, contenait ce que

l'on pouvait appeler, l'organisme mathématique complet de cette méthode. Mais pour la rendre fructueuse, je dirai même pour en prouver incontestablement l'efficacité, il fallait en déduire les expressions explicites des trois coordonnées qui déterminent le lieu vrai de la lune à un instant quelconque, y introduire les valeurs les plus sûres des six éléments qui se tirent des observations; puis régler l'ordre dans lequel il convient de procéder aux évaluations numériques de ces coordonnées ainsi exprimées, pour les obtenir par la voie la plus courte comme la plus commode; et enfin dresser des tables toutes faites de ces opérations, où les astronomes n'aient plus qu'à prendre, sans aucun calcul, les nombres dont ils ont besoin pour chaque application particulière. Tout cela constitue encore une tâche excessivement longue et pénible, que le géomètre inventeur de la méthode doit remplir presque entièrement par lui-même : la dernière partie, la confection matérielle des tables, étant la seule où il puisse être soulagé par l'assistance de calculateurs payés. M. Hansen s'y dévoua avec une constance infatigable, publiant d'année en année, dans le journal d'Altona, les résultats de ses calculs, ou de ses continuelles investigations sur les points de théorie les plus difficiles, sans préjudice d'autres travaux sur des problèmes de perturbations planétaires, jusqu'alors indirectement attaqués1.

En 1847, ses relations de correspondance avec l'astronome royal M. Airy, lui donnèrent lieu de faire une découverte qui était la plus désirable pour assurer la durée des tables qu'il travaillait à construire. Dans le courant de l'année 1837, l'Association britannique pour l'avancement des sciences, alors assemblée à Liverpool, adressa une députation au chancelier de l'Echiquier, afin de lui représenter l'importance qu'aurait pour l'astronomie, la réduction des observations de la lune faites à l'observatoire de Greenwich depuis 1750; et, comme tout ce qui tend à perfectionner nos connaissances sur les mouvements de ce satellite a été constamment accueilli par le Gouvernement britannique avec une extrême faveur, en vue des avantages que la navigation peut en recueillir, cette entreprise fut officiellement autorisée le 21 mai 1838 par les lords commissaires de la Trésorerie. Le travail fut aussitôt commencé, et continué jusqu'à la fin, sous la direction active, habile, et désintéressée de M. Airy; le Gouvernement ayant seulement à fournir les fonds né

1 Parmi ces travaux de M. Hansen, je dois signaler son important mémoire sur la détermination des perturbations absolues dans des ellipses d'une excentricité et d'une inclinaison quelconques, auquel l'Académie des sciences a décerné le grand prix de mathématiques pour l'année 1846. Il a été traduit et publié en français dans les additions à la connaissance des temps pour l'année 1847.

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