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DES SAVANTS.

FÉVRIER 1858.

Vie du pape GrÉGOIRE LE GRAND, légende française, publiée pour la première fois par Victor Luzarche. Tours, 1857.

PREMIER ARTICLE.

Analyse.

Grégoire, issu d'une grande famille romaine, fut élu pape en l'an 590 par le clergé et le peuple de Rome, d'un consentement unanime. I essaya de se soustraire à cet honneur, s'enfuyant, se cachant et écrivant à l'Empereur de ne pas ratifier son élection. L'Église en a fait un saint; l'histoire le compte au rang des grands papes. C'est ce personnage, éminent à tant de titres, que la légende du moyen âge est allée choisir pour en faire une sorte d'OEdipe chrétien, né dans le crime, souillé d'un inceste involontaire, et obtenant, par une pénitence rigoureuse et une sainteté infinie, le pardon, la papauté et le ciel; le ciel non-seulement pour lui, mais aussi pour les auteurs de ses jours, qui, seuls, à le bien prendre, avaient été coupables. La légende païenne, telle du moins que de grands génies dramatiques nous l'ont transmise, est pleine d'une sombre horreur; la fatalité y pèse d'un poids terrible; pourtant OEdipe, aveuglé par ses propres mains, et devenu vieux, errant et exilé, revêt, au moment où les dieux mettent un terme à sa vie, une sorte de caractère sacré. La légende chrétienne, qui n'en est, d'ailleurs, qu'un pâle reflet, veut prouver que ceux-là mêmes qui mé

ritent le plus les sévérités de la justice de Dieu ne doivent pourtant pas désespérer de sa miséricorde, et qu'un repentir égal à la faute peut tout racheter. Le trouvère dès l'abord exprime cette pieuse intention:

Quant la colpe est oncques plus grande,

Tant la deit hom plus reconter,

Por l'autre peuple chastier.
Une maniere sunt de gent

Qui mescreient molt malement;
Mais s'il tant volent demorer
Que cest sermon puissent finer
De cest seignor dont je vueil dire,
Il meïsme porront bien dire
Que veirement, par negligence,
Perdent le fruit de penitence.
Je lur aconterai molt bien,
Certes, se sont cil crestien

Qui tant cuident estre mesfait

Que puis ne puissent, par nul plait,
De lor peché merci crier,

Por ce n'ont cure d'amender.

Au temps ancien était un comte d'Aquitaine, qui, veuf, et se sentant près de sa fin, fit approcher de son lit son fils, sa fille et ses barons. Un seul regret l'occupe à ce moment suprême, c'est de n'avoir pas marié sa fille et de la laisser sans secours et sans conseil. Ses paroles font couler des larmes de tous les yeux, et le père, mourant et affligé, met la main de la sœur dans celle du frère :

Par le poing a sa fille prise,
Al vaslet l'a en la main mise;
Si li comande, en cele feit
Que il l'ame son pere deit,
Que il la garde en tel enor,
Com freres deit faire seror.

Il meurt; ses barons l'ensevelissent à grand honneur, comme prince de haut lignage; mais son inquiète tendresse amènera des malheurs plus grands que tout ce qu'il avait pu redouter.

Dans la légende paienne, c'est justement la précaution prise pour épargner à OEdipe et à sa famille les horreurs annoncées qui suscite les complications monstrueuses. L'oracle prédit que cet enfant qui vient de naitre tuera son père et sera le mari de sa mère. Mais, si l'oracle u'avait rien prédit, et si l'enfant était demeuré dans la maison pater

nelle, on ne voit pas comment la prédiction aurait pu s'accomplir. Il ne faut pas trop presser le sens de ces vieilles légendes, et il convient de les prendre comme elles se présentent. C'est la fatalité insurmontable, Pineluctabile fatam, qui est ici au fond de l'idée. L'oracle prédit, l'homme veut détourner la menace, et tout arrive pour démontrer combien est aveugle l'esprit des faibles mortels et par quels chemins mystérieux l'inexorable destinée sait reprendre sa proie.

Dans la légende chrétienné, le destin a disparu; mais le démon, ou, pour me servir de l'expression consacrée alors, l'ennemi, en tient lieu, et dresse aux enfants d'Adam ses piéges dangereux. L'occasion est favorable. Le frère, fidèle aux recommandations du père, fait tout honneur à la fille, et lui témoigné toute tendresse, plus même qu'il ne faut,

car

Ensemble vont, ensemble vienent,

A grant joie ensemble se tienent.
La vesteüre fu comune,

E leur escuele tote une;
Ensemble burent d'un vaissel,
E si taillerent d'un cotel;
E lor dui lit furent si près,
Que il s'esgardoient adèsi

L'occasion parut bonne au diable pour tourner à mal une si tendre amitié et pour perdre deux âmes. Il alluma dans le cœur du frère une passion criminelle. La sœur ne s'en aperçoit ni ne la partage. Mais, une nuit, le frère pénètre dans le lit de la jeune fille; tout effrayée, elle craint, si elle cède, de commettre un péché mortel; si elle appelle du secours, de déshonorer son frère. Dans l'incertitude elle se tait, mais, comme dit l'auteur,

Ce fut del pis que faire pot.

Dans l'opinion du légendaire, le diable n'a aucune connaissance de l'avenir:

Li diables n'en sot nient,

car il excite une passion incestueuse, il enchaîne deux pécheurs dans les liens du péché, et il ne prévoit pas qu'il se fait tort à lui-même, et qu'il vient de procurer un saintisme engendrement, qui trompera ses projets et répandra la sainteté et le salut. Pendant que le démon se réjouit, la jeune fille se désespère. Sa faute va devenir visible; elle ne peut plus

être cachée; et ses couches approchent. Le frère partage le désespoir de la sœur. Il avait, parmi ses barons, un chevalier en qui son père mourant lui avait recommandé de se fier particulièrement. Il mandera ce chevalier, lui révèlera en confession la faute qu'il a commise, et le priera de le conseiller; jusque-là la sœur aura soin de bien cacher sa gros

sesse.

Le chevalier arrive : le frère et la sœur, saisis d'une amère douleur, se jettent à ses pieds en versant des larmes abondantes. Pourquoi ces pleurs? Pourquoi vous agenouillez-vous devant moi, qui suis votre homme? Mais, quand il a entendu le triste aveu,

A poi sis cuers ne parti d'ire;

Il en sospire molt sovent,
Si en plore molt tendrement.

Toutefois, fidèle vassal, il ne les abandonne pas dans leur détresse et se charge de tout celer. Le jeune homme rassemblera ses hommes et leur annoncera qu'il va à Jérusalem, mais qu'auparavant il veut assurer l'honor (c'est le nom que portaient les fiefs) à sa sœur. Les serments pris, la sœur sera remise au bon chevalier, qui l'emmènera dans sa demeure. Il a un chastel fort et haut et une femme qui molt vault. La sœur fera ses couches sans que personne s'en aperçoive. Quant à toi, dit-il au jeune homme,

Tu en iras requerre Deu
En Jerusalem, où Judeu
En sainte crois le travaillerent

E de la lance le plaierent.
Se tu reviens, ta terre auras;

Se tu i mors, sauvés seras;

Tout se passa comme il avait été convenu. La jeune dame, bien servie par la femme du baron, accoucha, dans le plus grand secret, d'un enfant qui fut

Sains Gregoires, cil fors pecheres.

A peine est-il au monde que la mère veut s'en débarrasser, le tenant pour vil, parce qu'il fut engendré par péché et qu'il ne peut être montré. Elle déclare à son hôtesse que, si on ne fait de l'enfant tout ce qu'elle commandera, elle se laissera mourir de faim. Celle-ci, effrayée, croit qu'il s'agit d'un meurtre et la supplie de renoncer à cet affreux projet. Ce n'était pas un infanticide que la mère projetait, mais c'était

quelque chose de fort approchant, l'exposition dans un bateau sur la mer. On fait ce qu'elle ordonne; un berceau est préparé, l'enfant y est mis avec quatre marcs d'or sous le chevet, du sel pour faire voir qu'il est encore à baptiser, un velours, un paile précieux, dix marcs de bon argent sous les pieds, et des tablettes dans lesquelles elle écrivit :

Qui trovera icest enfant

Sache de veir, e nel dot mie,
Que par peché e par folie

L'ot un freres de sa seror.

Elle ajouta d'autres recommandations: le faire élever avec les dix marcs d'argent; le mettre à l'école pour qu'il sache prier Dieu; garder les tablettes jusqu'à ce qu'il soit d'âge; les lui montrer alors afin qu'il connaisse de qui et comment il naquit, et qu'il prie, s'il est sage, pour ses méfaits et pour ceux de ses parents. Cela fini, elle lui fait ses adieux :

Amis beaus fis, se tu vis tant
Que puisses ceaus tables raveir
Et que est ens escrit saveir,
Pri tei que les gardes sovent
E lises ententivement,
E si te remembre de mei,

Qui remaing dolente por tei.

Ce sont, en effet, des adieux irrévocables. Le berceau est mis dans un tonneau; le tonneau est porté dans une barque, et la barque est conduite en mer

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Pendant qu'elle est livrée à tous les regrets, survient une nouvelle cause de larmes. Un messager arrive qui lui apprend la mort du frère.

Dame, fait il, en icele ore
Que tu de lui te departis,
Lui prist li maus qui l'a ocis,

E mors fu à une jornée.

Les barons la mandent pour qu'elle vienne saisir la terre et ensevelir le mort. Reconfortée par les sages conseils de l'hôte qui l'avait reçue, elle reprend le chemin de son palais. Maintenant elle en est dame :

Lors vindrent de par le païs

Li vavassor e li marchis;

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