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Dijon, où il commandait1 au nom de Condé, dans le mois d'octobre 1651, c'est-à-dire un mois avant la publication du septième volume du Grand Cyrus, où se trouve son portrait.

Telle est la carrière militaire d'Arnauld; elle est assurément fort brillante, mais elle l'eût été bien davantage sans un rayon de l'étoile de son beau-frère, M. de Feuquières, dont le mérite fut toujours contrarié par la fortune. Il semble en effet qu'avec sa bravoure, ses talents et l'amitié de Condé, Arnauld devait aller très-loin. Le sort vint toujours se mettre à la traverse. A Philipsbourg, où il commence à paraître sur la scène, il essuie un échec qu'il n'était guère en son pouvoir de prévenir ni d'empêcher, A Nordlingen, l'aile droite où il sert est enfoncée. A Lens, le lieutenant général auquel il est attaché, Villequier, est fait prisonnier. Ces disgrâces, l'irritant de bonne heure, lui donnèrent une humeur mélancolique; il portait partout avec lui quelque chose de chagrin, approuvant rarement les desseins qu'il n'avait pas conseillés et les entreprises qu'il ne conduisait pas; enfin une sorte d'esprit à la manière de Bussy, avec cette essentielle différence que Bussy était sans sûreté et sans foi, tandis qu'Arnauld demeura fidèle à ses amis jusqu'à la mort.

Le piquant de son caractère était précisément le contraste de cette sorte d'humeur mélancolique avec un fonds inépuisable d'enjouement qui le rendait admirablement propre à tous les divertissements. Il passait avec une souplesse merveilleuse des soucis de la guerre aux amusements de la société. Il semblait donc fait tout exprès pour être un des ornements de l'hôtel de Rambouillet. Vraisemblablement il y avait été introduit par son cousin germain, M. d'Andilly, qui, de bonne heure, en fit partie2. Les lettres et les vers de Voiture parlent sans cesse d'Arnauld; il y est souvent appelé le sage Icas, évident anagramme de son prénom d'Isaac. C'était lui que d'ordinaire madame de Rambouillet chargeait de répondre, en son nom, aux nombreuses épîtres en vers qui lui étaient adressées de divers côtés. Dans une des lettres trop rares que nous

Mémoires de La Rochefoucauld, passim.) 'Tallemant accuse Condé « d'avoir laissé périr misérablement Arnauld dans le château de Dijon. Mais Arnauld y com mandait, et c'était un poste de la plus grande importance, qui répondait de toute la Bourgogne, égal au moins au commandement de Bouteville dans Bellegarde, et de Persan dans Montrond. Arnauld est mort à Dijon comme La Moussaye à Stenai.

Collection Petitot, IIa série, t. XXXIV, Mémoires de l'abbé Arnaud, p. 127: Mon père avoit dans sa parenté assez d'honnêtes gens qui se rassembloient chez lui... Il s'y mêloit beaucoup de ses amis, tous gens d'esprit et de bon commerce, et surtout l'hôtel de Rambouillet, qu'il suffit de nommer pour désigner tout ce qu'il y avoit alors de plus spirituel et de plus galant, et où il étoit fort aimé, etc.

avons pu retrouver de cette éminente personne, elle s'excuse de répondre en prose à une lettre en vers de l'évêque de Grasse, « n'ayant pas là, dit<«<elle1, son poëte carabin ou son carabin poëte. » Le très-peu flatteur Tallemant convient qu'il excellait dans la poésie burlesque et qu'il y était au moins «le Racan de Voiture. » Nous trouvons en effet parmi les manuscrits de Conrart, conservés à l'Arsenal, une foule de petites poésies burlesques, composées ou plutôt improvisées par Arnauld sans la moindre prétention, et qui ont tout le mérite de ces sortes de bagatelles et de ce qu'on peut appeler la littérature de société, c'est-à-dire l'aisance, la vivacité, l'agrément2. Il est aussi bien certain que des quatre madrigaux de la tulipe dans la Guirlande de Julie, celui d'Arnauld est de beaucoup le meilleur. A la fadeur inhérente au genre, il joint au moins une heureuse facilité.

Je suis le plus brillant ouvrage

Dont le pinceau de Flore embellit les étés,
Et sur les autres fleurs j'ai le même avantage
Qu'a le feu de tes yeux sur les autres clartés.
Mais, dans l'éclat qui m'environne,

Et qui de cent couleurs relève ma beauté,
La gloire que le ciel me donne
D'être une fleur de ta couronne

A pour moi de si doux appas,

Que, bien que de ma mort ma gloire soit suivie,
Pour mourir d'un si beau trépas,

J'aime mieux la mort que la vie.

Tallemant dit beaucoup de mal de la prose d'Arnauld, s'appuyant sur des écrits alors sans doute répandus dans leur société, mais qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous et que nous ne pouvons apprécier3. Le même Tallemant nous apprend «qu'à la fin de 1646 Arnauld fit une « relation, qui est imprimée, de la campagne de cette année-là, » et il dit qu'elle est bien écrite. » Or la Bibliothèque historique de France n'indique

mss.

La Jeunesse de madame de Longueville, chap. 11. - Biblioth. de l'Arsenal, de Conrart, série in-4°, t. X, " Tallemant : « Pour de la prose, 1045, etc. p. il n'y a qu'une pièce de lui qu'on appelle la Mijorade. On n'a rien imprimé de tout cela; je le donnerai quelque jour.» Mais Tailemant n'a pas plus tenu cette promesse que bien d'autres. Il ajoute : « Je n'ai jamais lu qu'une lettre en prose de lui qu'on imprima dans la première édition de Voiture, croyant qu'elle fût de sa façon. C'est à madame de Rambouillet, en lui envoyant Polexandre; elle est prise <tout de travers et n'a que de faux brillants. » Mais il n'y a d'autre première édition de Voiture que celle de 1650, in-4°, et, dans celle-là, nous ne trouvons pas de lettre à madame de Rambouillet où on lui envoie le roman de Polexandre.

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qu'une seule Relation de ce qui s'est passé en Flandre durant la campagne de l'année 1646 (à Paris, chez la v° Jean Camusat et Pierre Le Petit, rue Saint-Jacques, à la Toison d'or; MDCXLVII, avec permission; et la permission est du 18 janvier 1647, in-4° de 56 pages), sans nom d'auteur. Puisqu'il n'y a qu'un seul ouvrage, il n'y a donc qu'un seul auteur, celui que désigne Tallemant. I y en a des preuves dans la Relation ellemême. Arnauld s'y trahit plus d'une fois. Par exemple, on sait qu'au siége de Mardick Condé fut blessé au bras, et eut le visage comme brûlé de l'éclat d'une grenade, selon plusieurs, ou d'un sac de poudre selon Bussy1. Personne ne fait mention d'Arnauld en cette occasion. La Relation seule ajoute, page 29: «Arnaud, qui étoit ce jour-là de garde, fut aussi blessé du même coup, auprès de lui. » Il semble bien que ce détail vient d'Arnauld lui-même. Toute cette relation, comme dit Tallemant, << est bien écrite, » d'un style simple, sans nul ornement, mais d'une netteté parfaite, qui sent bien l'officier, mais un officier instruit et cultivé. Elle embrasse toute la campagne de 1646, et s'arrête particulièrement au siége de Dunkerque, dont un autre serviteur de la maison de Condé, Sarasin, a publié, en 1649, une relation tout autrement célèbre, qui est, avec la conspiration de Wallenstein, un des plus grands morceaux d'histoire sorti d'une plume française.

L'auteur des Historiettes nous entretient fort au long, comme on pouvait s'y attendre, des aventures amoureuses d'Arnauld. Il semble bien, en effet, et mademoiselle Scudéry le dit nettement, que le spirituel et brillant général de cavalerie ne s'en tint pas à l'amour platonique célébré, et pratiqué même, dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Rarement à Paris, il promena partout sa galanterie et son inconstance, en demeurant pourtant fidèle en son cœur, à ce que dit la bienveillante romancière, sans être entièrement contredite par Tallemant, à une personne qu'il aima longtemps, et qu'il épousa dès qu'elle fut devenue veuve, en 1650, la nuit même du jour où Condé fut arrêté2.

Tous ces différents traits de la carrière, de l'esprit, du talent et du caractère d'Arnauld de Corbeville, sont rassemblés, et touchés avec une délicatesse qui n'ôte rien à la clarté, dans cette agréable peinture de Cléarque :

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Le Grand Cyrus, lome VII, p. 519 et suiv. Il faut que je vous die qu'il y a encore un homme de condition dans cette aimable société que le mage de Sidon aime tendrement, qui s'appelle Cléarque, dont la peinture est si difficile à faire,

Mémoires du comte de Bussy, etc. t. I, p. 149. bien la présidente de La Barre. (Voyez Tallemant, t. II.)

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que je ne sçai si je pourrai venir à bout de la faire ressembler à celui pour qui elle sera faite; cependant il mérite sans doute d'être connu de vous, et d'en être connu avec beaucoup d'estime. Il n'est pas même jusqu'à sa personne qui ne soit difficile à représenter: il est pourtant bien aisé de vous dire qu'il est de taille médiocre, qu'il a les cheveux bruns, et tous les traits du visage assez réguliers et même assez agréables; mais, pour son air et sa physionomie, je défie qui que ce soit de les pouvoir bien dépeindre. Car il a quelque chose sur le visage de sérieux et de froid, el ne laisse pourtant pas d'avoir je ne sçai quoi de fin et d'enjoué dans les yeux. En effet il y a un certain mélange de joie et de mélancolie en son tempérament, qui fait que soit qu'elles se succèdent l'une à l'autre, ou qu'on les voie toutes deux à la fois sur son visage, Cléarque plaît toujours infiniment. Il a pourtant une telle disposition à l'enjouement, qu'au milieu des plus fâcheuses affaires du monde, on le trouve presque toujours prêt à dire une chose agréable ou à prendre un divertissement. Mais, devant que de m'étendre à vous parler de l'esprit de Cléarque, il faut que je vous die qu'il a du cœur, autant qu'on en peut avoir, qu'il s'est signalé à la guerre en mille occasions, et qu'il a enfin toutes les qualités qu'on peut désirer en un véritable homme d'honneur. Mais, comme ce n'est pas par là qu'il a des choses particulières, puisque les vertus sont également vertus en tous les hommes, je ne m'arrêterai pas à vous décrire les siennes exactement. Je vous dirai toutefois qu'il a une qualité éminente, qui est celle de servir fidèlement et ardemment ceux à qui il l'a promis; et certes il a donné des marques de cela bien héroïques : car toute la Phénicie l'a vu hasarder mille et mille fois sa liberté et sa vie pour les intérêts d'un grand prince à qui il s'étoit attaché. Mais, pour suivre mon dessein, il faut que je vous fasse connoître Cléarque par où il est le plus singulier. Imaginezvous donc qu'il a l'esprit aussi éclairé et aussi délicat qu'on peut l'avoir, et aussi capable des grandes choses, lorsqu'il s'y veut employer; mais ce qu'il y a de merveilleux est qu'il n'y a pas un homme au monde qui sçache dire une folie si agréa blement que lui; car il a un tour dans l'esprit si galant pour cela et si particulier, que rien n'est plus spirituel ni plus divertissant que ce que dit Cléarque. Cependant ce qu'il dit ne tient rien de ce que disent ceux qui font profession de dire des choses plaisantes; et l'on peut assurer que jamais homme n'a été si éloigné de ces sortes de gens dont on voit tant par le monde, et n'a pourtant jamais tant dit de plaisantes choses. Ce qui les rend plus agréables c'est qu'il les dit comme s'il n'y pensoit pas..... il passe quelquefois si subitement d'une chose sérieuse à une enjouée, que l'esprit en est agréablement surpris et ne peut s'empêcher d'y prendre un extrême plaisir. Il y a certains jours où on le voit avec une rêverie qui donne lieu de croire qu'il médite quelque grand dessein; et il se trouve bien souvent qu'après avoir gardé un long silence, il commencera à parler de bagatelles et de galanterie avec autant d'enjouement que s'il n'eût jamais rêvé. Cet enjouement s'adresse même aussitôt à la plus grave et à la plus sérieuse personne du monde qu'à la plus gaie, et il sait si bien se rendre maître de l'esprit de ceux avec qui il parle, qu'il leur dit toujours tout ce qu'il leur veut dire sans leur laisser la liberté de le trouver mauvais. Il se joue quelquefois avec un enfant comme s'il l'étoit, et avec autant d'application que s'il n'avoit autre chose à faire; et il se joue même également avec les vieux et les jeunes, les sages et ceux qui ne le sont pas, les spirituels et les stupides, lorsqu'il est en humeur de se divertir. Car, comme il aime fort à faire sa volonté, et qu'il ne fait jamais guères autre chose, quoiqu'il ne le semble pas, il ne dépend pas des autres de le faire parler s'il n'en a envie. Au reste, il est né avec l'âme fort amoureuse, mais c'est encore d'une manière

qui n'est pas commune; car, à parler véritablement et sans exagération, on peut dire que Cléarque est à la fois le plus galant, le plus coquet et le plus constant amant du monde; et, quoiqu'il semble que cette dernière qualité que je lui donne soit incompatible avec la seconde, il est pourtant vrai qu'elle ne l'est point dans son cœur et qu'il est tout ensemble et coquet et constant. En effet on lui a vu une passion dans l'âme et on l'y voit encore, que rien n'a jamais pu ébranler; mais, malgré cette amour constante, il a eu cent petites amours passagères; il n'a jamais vu de femme qui lui ait plu sans le lui dire; il a même été jusques à rendre mille petits soins quand l'occasion s'en est présentée, et à prendre plaisir à regarder et à être regardé. Cependant il avoit pourtant dans le cœur une passion dominante qui n'a jamais été affoiblie par cette multitude de galanteries qu'il a eues en sa vie en divers endroits du monde; et il s'est toujours trouvé en état de pouvoir quitter. toutes ces maîtresses pour celle à qui il a véritablement donné son cœur, n'en ayant jamais eu pour qui il eût pu se résoudre d'abandonner celle-là. De sorte qu'ayant trouvé l'art d'accommoder l'inconstance et la fidélité, il a dit des douceurs à toutes les belles qu'il a rencontrées, il a eu autant de petites intrigues que l'occasion lui en a offert, et a pourtant conservé sa véritable maîtresse. On dirait même que la fortune a voulu favoriser son inclination galante et enjouée; car il a trouvé des aventures partout; et, dans les occasions de guerre les plus éloignées en apparence d'employer ce talent qu'il a pour la galanterie, il a rencontré des dames et de belles dames. S'il a logé en quelque lieu à la fin d'une campagne, ç'a toujours été en quelque château où il y en avoit; et je suis même persuadé que, s'il connoît des femmes qui soient vieilles ou qui ne soient point belles, elles ont, du moins, quelque jolie esclave qui lui réjouit les yeux lorsqu'il les va voir; tant il est vrai que ses aventures sont proportionnées à son humeur. Au reste, s'il dit les choses agréablement, il les écrit aussi bien; et je ne crois pas que personne ait jamais eu une plus aimable badinerie dans l'esprit, s'il m'est permis d'user de ce mot, que celle que Cléarque met dans ses vers et dans ses lettres; et il y a je ne sçais quoi de si galant et de si plaisant tout ensemble, que cela est inimitable. Car, encore que tout ce qu'il écrit soit fort naturel, il y a pourtant toujours lieu de s'étonner comment il a pu penser ce qu'il dit, ayant certaines visions qui lui sont particulières, que les autres n'auroient jamais, et qu'ils n'exprimeroient même pas comme lui quand ils les auroient. Enfin Cléarque est un homme si extraordinaire, que qui sépareroit tout ce qu'il a d'agréable et d'enjoué dans l'esprit de toutes les autres bonnes qualités qu'il a, trouveroit sans doute de quoi faire deux fort honnêtes gens d'un seul honnête homme. Aussi est-il universellement aimé et estimé de tous ceux qui le connoissent, mais particulièrement de l'admirable Cléomire et de tous ceux dont je vous ai fait les portraits. »

Nous aurions aimé à continuer ces analyses et ces extraits d'un ouvrage à la fois très-célèbre et presque inconnu. Nous aurions conduit le lecteur du brillant quartier du Louvre au Marais, non pas à la place Royale, où demeure encore plus d'une famille de l'aristocratie ou de la haute magistrature ou de la finance opulente, mais rue de Beauce, dans une maison modeste, celle de mademoiselle de Scudéry, ou chez une riche bourgeoise, madame d'Aragonnais, avec sa fille, madame d'Aligre, ou en face de son logement, chez mesdemoiselles Bocquet, chez

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