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et Conrart, et qui admire la Pucelle, l'auteur de tant de médiocres et maniérés madrigaux dans la Guirlande de Jalie, est bien plutôt l'original d'Oronte que celui d'Alceste, et, au lieu de s'emporter si fort contre le fameux sonnet, s'il n'eût pas eu l'esprit de l'inventer, il y aurait trèsvraisemblablement applaudi.

Quoi qu'il en soit, Montausier a séduit son siècle, et il demeure un type aux yeux de la postérité. Ce qu'il y avait en lui de moins bon, de vicieux même, était resté dans l'ombre et avait échappé à tout le monde, excepté à un très-petit nombre de personnes, dont le témoignage tardif, mais irrécusable, nous a éclairé. Tallemant lui-même, en 1657, ne le connaissait pas tout entier. N'est-il donc pas naturel qu'en 1651 mademoiselle de Scudéry, dont il cultivait avec tant de soin l'amitié et la société, l'ait représenté tel que chacun le voyait et tel même qu'il était alors, la cour et l'ambition n'ayant pas encore pénétré aussi avant dans son cœur et ajouté aux défauts que jusque-là il avait laissés paraître, le plus invraisemblable à la fois et le plus triste, celui que le zèle de la vérité nous a contraint de mettre en lumière.

Le Grand Cyrus, t. VII, p. 505: « Je vous dirai donc, pour commencer ces peintures, qui ne donneront rien à ceux pour qui je les ferai, qu'on voyoit tous les jours, en ce temps-là, au palais de Cléomire, un homme de très-grande qualité, appelé Mégabate, gouverneur d'une province de Phénicie, et dont le rare mérite est bien digne d'être connu de l'illustre Cyrus qui m'écoute. En effet, celui dont je parle n'est pas un homme ordinaire, et l'on en voit peu en qui l'on trouve autant de bonnes qualités qu'il en a. Mégabate est grand et de belle taille, ayant l'air du visage un peu fier et un peu froid et la physionomie spirituelle'. Au reste, il a donné de si grandes preuves de courage en toutes les occasions où il s'est trouvé, qu'il en a acquis une réputation qui le couvre de gloire. On lui a vu arracher, au milieu d'un escadron d'ennemis, une enseigne à celui qui la portoit, et, après la lui avoir arrachée, le combattre, le faire tomber mort à ses pieds, et se démêler courageusement de cette multitude d'ennemis dont il étoit environné, qui vouloient s'opposer à son passage et l'empêcher de conserver la glorieuse marque qu'il avoit de la victoire qu'il venoit de remporter1. Quand Mégabate ne seroit que brave et courageux, il seroit sans doute fort illustre, cependant ce n'est pas par là seulement que je le considère, étant certain que la générosité de son âme mérite autant de louanges que sa valeur, quoique sa valeur soit tout à fait héroïque. Mais ce qu'il y a de plus considérable, c'est que Mégabate, quoique d'un naturel fort violent, est pourtant souverainement équitable, et je suis fortement persuadé qu'il n'y a rien qui lui pût faire faire une chose qu'il croiroit choquer la justice. De plus, Mégabate aime la gloire de son roi et le bien général de sa patrie, n'étant pas de ceux qui ne se sou

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Voyez les portraits gravés cités plus haut; M. le marquis de Sainte-Maure en possède un assez bon portrait peint. Voyez le père Anselme, t. V, p. 2, Lettres patentes royales pour l'érection du marquisat de Montausier en duché-pairie.

cient point de renverser tout pourvu qu'ils règnent, et qui sont indignes d'être dans la société des hommes par le peu de considération qu'ils ont pour tout ce qui ne les regarde pas directement. Mais le même zèle que Mégabate a pour la gloire et pour son prince, il l'a encore pour ses amis; il ne donne sans doute pas son amitié légèrement, mais ceux à qui il la donne doivent être assurés qu'elle est sincère, qu'elle est fidèle, et qu'elle est ardente. Comme Mégabate est fort juste, il est ennemi de la flatterie; il ne peut louer ce qu'il ne croit point digne de louanges, et ne peut abaisser son âme à dire ce qu'il ne croit pas, aimant beaucoup mieux passer pour sévère auprès de ceux qui ne connoissent point la véritable vertu, que de s'exposer à passer pour flatteur. Aussi ne l'a-t-on jamais soupçonné de l'être de personne, et je suis persuadé que, s'il eût été amoureux de quelque dame' qui eût eu quelques légers défauts, ou en sa beauté ou en son esprit ou en son humeur, toute la violence de sa passion n'eût pu l'obliger à trahir ses sentiments. En effet, je crois que, s'il eût eu une maîtresse pâle, il n'eût jamais pu dire qu'elle eût été blanche; s'il en eût eu une mélancolique, il n'eût pu dire aussi, pour adoucir la chose, qu'elle eût été sérieuse, et tout ce qu'il eût pu obtenir de lui eût été de ne lui parler jamais de ce dont il ne pouvoit lui parler à son avantage. Mais il ne s'est pas trouvé en celte extrémité, car, comme il est éperdument amoureux de la belle Philonide, qui a toutes les grâces du corps et toutes celles de l'esprit, il n'est pas obligé à se contraindre, et il lui peut donner mille et mille louanges sans craindre de la flatter. Au reste, Mégabate, en possédant toutes les vertus, a encore cet avantage que ce sont des vertus sans aucun mélange de vices ni de mauvaises habitudes; ses mœurs sont toutes innocentes, ses inclinations sont toutes nobles, el ceux qui cherchent le plus à trouver à reprendre en lui ne l'accusent que de soutenir ses opinions avec trop de chaleur. Mais, à vous dire le vrai, il le fait si éloquemment et dit de si belles choses, quand l'ardeur de la dispute l'anime, que je ne voudrois pas que les autres fussent toujours de son opinion ni qu'il fût toujours de l'opinion des autres. Car enfin, il faut que vous sachiez que Mégabate a autant d'esprit que de cœur et de vertu. Ce n'est pas seulement un esprit grand et beau, inais un esprit éclairé de toutes les belles connaissances, et je pense pouvoir assurer que, depuis Homère jusques à Aristée (Chapelain), il n'y a pas un homme qui ait écrit dont il n'ait lu les ouvrages avec toute la lumière nécessaire pour en connoître toutes les beautés et tous les défauts. Il est certain qu'il est un peu difficile, et que les moindres imperfections le choquent; mais, comme cela est causé par la parfaite connoissance qu'il a des choses, il faut souffrir sa critique comme un effet de sa justice. De plus, il écrit lui-même si bien, et en vers et en prose, que c'est dommage qu'il ne le fasse pas plus souvent, et qu'il soit d'humeur à en faire un mystère. Mais, s'il est vrai de dire qu'il écrit bien, il l'est encore de dire qu'on ne peut pas parler plus fortement ni plus agréablement qu'il parle, principalement quand il est avec des gens qui lui plaisent et qui ne l'obligent pas à garder un silence froid et sévère, qu'il garde quelquefois avec ceux qui ne lui plaisent pas. Au reste,

1 Il faut avouer que ceci rappelle bien les vers du Misanthrope :

Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte ;

A ne rien pardonner le pur amour éclate, etc.

2 Talle

Et tout le reste de la scène. Molière avait-il lu ce passage du Cyrus?
mant, t. II..
pas là encore un trait du caractère du Misanthrope?

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3 N'est-ce

il entend si parfaitement les choses comme il faut les entendre, et pénètre si avant dans le cœur de ceux qui l'écoutent, qu'il ne répond pas seulement à leurs paroles, il répond même encore bien souvent à leurs pensées. De plus, Mégabate, malgré sa fierté, est extrêmement civil, et a tout à fait le procédé d'un homme de sa condition. Il faut même lui donner cette louange qu'il est le plus régulier, le plus exact et le plus constant amant du monde, et que, soit qu'on juge de lui par l'illustre personne dont il est amoureux ou par ceux à qui il donne son amitié, on en jugera toujours avantageusement, étant certain qu'on ne peut l'accuser d'aveuglement dans sa passion, ni de mauvais choix en ses amis, qui sont assurément dignes de l'être. Mais je n'aurois jamais fait, si je voulois vous dire tout ce que Mégabate a de bon, c'est pourquoi il vaut mieux que j'achève cette légère ébauche de sa peinture, en vous assurant que cet homme est incomparable et qu'on n'en peut parler avec trop d'éloges.»

Nous voudrions bien offrir au lecteur sans tant de préambule le portrait d'Arnauld de Corbeville, car c'est un des meilleurs qu'ait tracés la plume de mademoiselle de Scudéry; il est achevé dans toutes ses parties, et donne une idée complète du caractère, des talents et de l'esprit de l'original. Mais comment pourrait-on saisir la ressemblance, toutes les nuances et toutes les finesses de ce portrait, si on n'est pas un peu familier avec la carrière et la vie de ce singulier personnage, qui fut un des plus vaillants lieutenants de Condé sur les champs de bataille les plus illustres, et l'un des rivaux ou des meilleurs disciples de Voiture à l'hôtel de Rambouillet?

Isaac Arnauld de Corbeville appartenait à cette grande famille des Arnauld, qui, venue d'Auvergne à Paris vers la fin du xvr siècle, remplit de son nom tout le xvir, au barreau, dans l'administration, dans l'Église, dans l'armée, dans les lettres, et jusque dans les conseils du roi. Le père d'Isaac Arnauld s'appelait Isaac comme son fils; il était seigneur de Corbeville 1, intendant des finances fort en crédit sous Henri IV, et l'un des frères du célèbre avocat Antoine Arnauld, le père du docteur, de M. d'Andilly et des deux grandes abbesses de Port-Royal, Angélique et Agnès. Le jeune Isaac alla de bonne heure servir sous un de ses oncles, Pierre Arnauld, véritable homme de guerre, qui avait été étudier son métier auprès de Gustave-Adolphe, possédait à fond toutes les parties du service, se distingua particulièrement à l'un des premiers siéges de La Rochelle, et mourut en 1624, gouverneur du fort Louis et mestre de camp général des carabiniers de France, qu'on nommait alors carabins. Formé à l'école d'un tel maître, Isaac Arnauld lui succéda

Petit village près Paris. Le château subsiste assez bien conservé. — Voyez, sur cet Arnauld et sur son frère le militaire, les Mémoires de M. d'Andilly, Collection Petitot, II série, t. XXXIII.

dans la charge de mestre de camp général des carabins, qu'il garda toute sa vie, et exerça avec le plus grand honneur au dernier siége de La Rochelle, en 1627 et 16281. Il se trouva à toutes les affaires un peu importantes de ce temps, au pas de Suze, à Castelnaudary. Il accompagna en Allemagne son beau-frère le marquis de Feuquières, et fut envoyé par lui auprès de Wallenstein, pour engager l'ambitieux capitaine à embrasser les intérêts de la France, et la négociation était près de se conclure quand Wallenstein fut assassiné. Philipsbourg ayant été pris, le jeune officier en eut le gouvernement, grâce au crédit du père Joseph, ami de M. de Feuquières. Mais, au commencement de 1635, Gallas, le général de l'empereur, se présenta tout à coup avec une assez forte armée devant cette place, dont la garnison était à peine composée de cinq cents soldats, en partie Allemands, et qui se laissèrent aisément gagner à l'ennemi. En vain Arnauld avait-il demandé du secours au maréchal de la Force, qui commandait sur le Rhin l'armée française; en vain, attaqué à l'improviste, se défendit-il avec la plus grande valeur, il fut contraint de se rendre et envoyé prisonnier en Wurtemberg. Il s'en échappa à force d'adresse, et accourut à Paris justifier sa conduite, entra volontairement à la Bastille, et en sortit lavé de tout reproche et réintégré dans tous ses emplois. Tallemant, qui ne l'aime pas, prétend qu'en apprenant la prise soudaine de Philipsbourg, le cardinal de Richelieu s'écria : « Ah! voilà des soldats du père Joseph. >> Mais la vérité est que, dans ses Mémoires, le cardinal, si sévère en fait de courage, absout pleinement Arnauld3. Dès que le duc d'Enghien

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'Pinard, Chronologie historique militaire, t. VI, p. 184, qui écrivait ayant sous les yeux des pièces officielles, affirme qu'Isaac Arnauld cut la commission de négocier avec Jean Guiteau, maire de la ville, la reddition de cette place, et qu'il y réussit après bien des conférences plusieurs fois rompues et reprises. Tallemant, t. II, p. 299. Le président de Grammont, dans l'histoire de son temps, Historiarum Gallie ab excessu Henrici IV libri XVIII, 1643, in-fol. ayant renouvelé contre le gouverneur de Philipsbourg les bruits désavantageux qui s'étaient d'abord répandus sur son compte, et ayant enveloppé dans ses attaques toute la famille des Arnauld, M. d'Andilly, dans une lettre adressée à M. de Montrave, premier président du parlement de Toulouse, où Grammont était président de chambre, venge aisément et lui-même et son cousin, et fait un récit détaillé de l'affaire de Philipsbourg. Voyez Lettres de M. Arnaud d'Andilly, in-4°, 1645, lettre CCLXXIX. L'abbé Arnauld, fils de M. d'Andilly, dans ses mémoires (Collection Petitot, II° série, t. XXXIV, p. 131) entre encore dans plus de détails que son père. Voyez aussi les Mémoires de Richelieu (Collection Petitot, II' série, t. XXVIII, p. 219-222). Enfin Pinard, en avouant qu'Arnauld se laissa surprendre le 24 janvier 1635, ajoute qu'il fit tout ⚫ce qu'un homme surpris peut faire pour se défendre, et qu'il céda seulement au

■ nombre. >

a

parut à la tête des armées, Arnauld s'attacha à lui. Il était aux combats de Fribourg, en 1644, en qualité de maréchal de camp, à Nordlingen, où il commandait la cavalerie sous le maréchal de Grammont1, au siége de Dunkerque, où il se fit remarquer parmi les plus braves et les plus habiles, et dont Condé le chargea de régler la capitulation avec le comte de Palluau, depuis le maréchal de Clérembault2; en Catalogne, au siége de Lérida, où il fut blessé à la tête, fait prisonnier et dégagé par le fameux colonel Balthazard; enfin au siége d'Ypres et à la grande bataille de Lens, où, sous Villequier, il faisait partie de l'aile droite commandée par Condé lui-même. Il était encore avec lui au siége de Paris, en 1649, et, pendant la prison du Prince, en 1650, il lui demeura fidèle, lui rendit même des services assez considérables3, et mourut à

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Tallemant, qui ramasse à tort et à travers tous les mauvais bruits, dit qu'Arnauld «eut le malheur d'être accusé de n'avoir pas bien secouru à Nordlingen, et d'avoir rapporté qu'on ne pouvait passer par un marais; et cela fut cause que l'aile gauche, où étoit le maréchal de Grammont, fut toute défaite. » A cela on peut faire diverses réponses: 1° Le maréchal de Grammont commandait la droite et non pas la gauche, qui était sous les ordres de Turenne. 2o Le maréchal dit en effet (Mémoires de Grammont, dans la collection Petitot, II' série, t. LVI, p. 364, etc.): « Un officier de confiance eut l'ordre, avec quelques autres, d'aller reconnoître un endroit qui, d'un «peu loin, paroissoit un défilé entre l'aile gauche des ennemis et notre droite; mais ce passage fut mal reconnu par ces messieurs, qui rapportèrent, sans l'avoir vu, le péril d'en approcher de trop près étant manifeste, que c'étoit un défilé considérable et par où les escadrons ne pouvoient passer, ce qui fut cause d'un grand malheur; et peu s'en fallut que le duc d'Enghien ne les fit mettre au conseil de guerre, le cas «le méritant tout à fait. Mais le maréchal ne dit pas le moins du monde, et aucun des récits à nous connus de la bataille de Nordlingen ne nous apprend que l'officier de confiance dont il est ici question soit Arnauld. 3° Il est certain qu'Arnauld combattit jusqu'à la dernière extrémité auprès de Grammont, et que, voyant l'aile droite en déroute, il alla joindre Chabot, commandant de la réserve, et manqua de partager son sort. (Voyez Desormeaux, Histoire de Louis de Bourbon, t. I, p. 251.) Voyez Sarasin, Siége de Dunkerque, etc. - Tallemant : «Il a rendu à M. le Prince un grand service durant sa prison, car ce fut lui qui eut l'adresse de négocier avec la Palatine, et c'est ce qui fut la cause de la délivrance de M. le Prince. » Cela est vrai jusqu'à un certain point. Arnauld, resté à Paris en 1650, sans emploi et nouvellement marié, comme on le verra tout à l'heure, se mêla habilement et heureusement aux diverses intrigues qui furent tramées en faveur des princes, mais il s'en faut bien qu'il en fût seul chargé, et qu'il ait été le principal instrument de la délivrance de Condé. Retz dit (édition d'Amsterdam, tome II, p. 118) : « Montreuil « servit admirablement messieurs les princes; et son activité, réglée par madame la Palatine et soutenue par Arnauld, Viole et Croissy, conserva dans Paris un levain « de parti, etc. Madame de Motteville nous apprend qu'Arnauld traita même par son moyen avec la cour (Mémoires, t. IV, p. 282). Arnauld, sans doute, s'entendit avec la Palatine; mais celui qui négocia principalement avec cette princesse est La Rochefoucauld, qui avait toute la confiance de madame de Longueville. (Voyez les

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