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cour; il demeura inébranlablement fidèle à la cause de la monarchie et de Mazarin; il maintint l'autorité royale dans son gouvernement pendant la Fronde, résista aux propositions les plus flatteuses de Condé et de sa sœur, reçut même, à Montancé, une blessure assez grave, dont il garda la marque toute sa vie. Il en était à peu près là en 1651, quand mademoiselle de Scudéry fit son portrait. C'était, on peut le dire, le plus beau moment de la carrière de M. et de madame de Montausier. La fidélité exemplaire du mari à une seule et même cause, qui était la bonne, au milieu du perpétuel changement de tout le monde à cette triste époque, et en même temps la parfaite amabilité de sa femme dans leur gouvernement, les avaient élevés très-haut dans l'estime générale. Montausier ne montrait encore que les défauts de ses qualités la brusquerie, la roideur, une franchise inexorable. Avec le temps, ces défauts paraissent davantage, et, en 1657, Tallemant le peint sous un aspect fort désagréable. Sans doute Tallemant exagère ici comme à l'ordinaire, mais, sous ces exagérations, est un fonds sensible de vérité : « M. de Montausier, dit-il, est un homme tout d'une pièce ; « madame de Rambouillet dit qu'il est fou à force d'être sage. Ja<«< mais il n'y en eut un qui eût plus de besoin de sacrifier aux Grâces. « Il crie, il est rude; il rompt en visière; et, s'il gronde quelqu'un, il lui << remet devant les yeux toutes ses iniquités passées. Jamais homme n'a <<< tant servi à me guérir de l'humeur de disputer. Il vouloit qu'on fit « deux citadelles à Paris, une en haut et une en bas de la rivière, et dit qu'un roi, pourvu qu'il en use bien, ne sauroit être trop absolu, «< comme si ce pourvu étoit une chose infaillible! A moins qu'il ne soit persuadé qu'il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret. «Sa femme lui sert furieusement dans la province. Sans elle la noblesse <«<ne le visiteroit guères; il n'a rien de populaire. Elle est tout au re« bours de lui..... Cependant il ne voulut point escroquer le bâton « de maréchal de France; aussi ne l'a-t-il pu avoir quand il l'a demandé. «On disoit qu'il avoit dit : Je ne pense point au brevet (de duc); ma « femme a bonnes jambes, elle se tiendra bien debout. D'ailleurs il n'a « qu'une fille. >>

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Mais qu'aurait dit Tallemant, si dès lors on lui eût révélé l'avenir de Montausier, la fortune qu'il devait faire, les hautes dignités auxquelles il allait parvenir, et par quel degré il y monterait? Jamais, malgré tous ses efforts, Montausier ne put être maréchal de France; pour cela il aurait fallu le règne de madame de Maintenon, où la médiocrité honnête et servile menait à tout et faisait des maréchaux de cour à l'usage de Guillaume d'Orange, de Marlborough et d'Eugène. En 1660, la France

regorgeait d'officiers généraux d'une bien autre portée que Montausier, qui était fort brave sans aucun talent militaire. Mais il obtint en 1664 le brevet qu'il semblait dédaigner en 1657: il fut fait duc et pair. Déjà, en 1663, à la mort du duc de Longueville, il avait été chargé du gouvernement de la Normandie, en attendant que le jeune duc pût succéder à son père. Madame de Montausier, nommée gouvernante du Dauphin en 1661, ne fit pas difficulté de prendre, un peu plus tard, la place de la vertueuse duchesse de Navailles, qui, malgré toute la protection de la reine mère, ses longs services et ceux de son mari, le maréchal de Navailles, n'ayant pas voulu se prêter aux amours de Louis XIV et de mademoiselle de la Vallière, pour avoir fermé au jeune roi l'entrée de la chambre des filles de la reine, venait d'être congédiée de la cour et reléguée dans ses terres. Madame de Montausier dut son élévation au poste de première dame d'honneur, non pas seulement à son mérite très-réel, mais à l'espoir qu'elle et son mari donnèrent à Louis XIV qu'ils seraient plus accommodants, et ils le furent. Un jour que la reine mère avait reçu malgré elle mademoiselle de la Vallière, madame de Montausier applaudit à cette condescendance forcée, qui avait pénétré de douleur la reine Marie-Thérèse : « Je ne puis, en cet endroit, dit la << bienveillante, mais véridique et très-bien informée madame de Mot« teville (Mémoires, tome VI, p. 167) m'empêcher de dire une chose qui << peut faire voir combien les gens de la cour, pour l'ordinaire, ont le « cœur et l'esprit gâtés. Dans ce même moment que la reine m'avoit « commandé d'aller parler à la reine sa mère, je rencontrai madame de « Montausier, qui étoit ravie de ce dont la reine étoit au désespoir. Elle « me dit avec une exclamation de joie : Voyez-vous, madame, la reine «<mère a fait une action admirable d'avoir voulu voir la Vallière. Voilà <«<le tour d'une très-habile femme et d'une bonne politique. Mais, ajouta « cette dame, elle est si foible, que nous ne pouvons pas espérer qu'elle <«< soutienne cette action comme elle le devroit. Véritablement, je fus « étonnée de voir, dans la comédie de ce monde, combien la différence « des sentiments fait jouer de différents personnages, et, ne voulant pas lui « répondre, je la quittai... Le duc de Montausier, qui étoit en réputation << d'homme d'honneur, me donna, quasi en même temps, une pareille « peine; car, en parlant du chagrin que la reine mère avoit eu contre «la comtesse de Brancas, il me dit ces mots : Ah! vraiment, la reine << est bien plaisante d'avoir trouvé mauvais que madame de Brancas ait a eu de la complaisance pour le roi en tenant compagnie à mademoiselle de la Vallière. Si elle étoit habile et sage, elle devroit être bien aise «que le roi fût amoureux de mademoiselle de Brancas; car, étant fille

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«< d'un homme qui est à elle (le comte de Brancas était chevalier d'hon<«<neur de la reine mère) et son premier domestique, lui, sa femme et « sa fille, lui rendroient de bons offices auprès du roi. » Quand vinrent les amours de Louis XIV avec madame de Montespan, madame de Montausier ne fut pas plus sévère. C'est maintenant à Mademoiselle à parler (Mémoires, t. V, p. 254) : «Madame de Montespan s'en alloit <«< demeurer dans la chambre qui étoit l'appartement de madame de « Montausier, proche de celle du roi; et l'on avoit remarqué que l'on << avoit ôté une sentinelle que l'on avoit mise jusque-là dans un degré « qui avait communication du logement du roi à celui de madame de « Montespan..... On me mande, dit la reine, que c'est madame de << Montausier qui conduit cette intrigue, qu'elle me trompe, que le roi <«< ne bougeoit d'avec madame de Montespan chez elle. Madame de «Montausier dit à la reine : Puisqu'on a voulu faire savoir à Votre Ma«jesté que je donne des maîtresses au roi, que ne peut-on faire contre « tout le monde? La reine lui répondit en termes équivoques : J'en sais << plus qu'on ne croit; je ne suis la dupe de personne. » Nous ne croyons pas que madame de Montausier donnât des maîtresses au roi, mais tout indique qu'elle ferma les yeux sur bien des choses. Aussi M. de Montespan, qui avait le mauvais esprit de très-mal prendre l'honneur que le roi faisait à sa femme, fit à madame de Montausier une scène des plus désagréables. Madame de Montausier s'en plaignit au roi, qui fit chercher Montespan pour le mettre en prison. Mademoiselle termine son récit de cette façon, tome VI, page 82 : « Cette affaire fit un << grand bruit dans le monde, parce que l'outrage étoit extraordinaire à << supporter pour une femme qui jusque-là avoit une bonne réputation. «M. de Montausier étoit à Rambouillet; il n'apprit pas cette affaire; on disoit même qu'on la lui avoit cachée, d'autres imaginoient qu'il la << savoit, qu'habilement il lui étoit avantageux de l'ignorer. Peu de temps «après il fut fait gouverneur de M. le Dauphin. Ses envieux et ses en<< nemis voulurent gloser sur ce choix et en établirent les raisons. Ceux « qui savoient le bon goût du roi et connoissoient le mérite de M. de «Montausier étoient persuadés que personne de tout le royaume ne << s'en acquitteroit si bien que lui1. »

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Et Mademoiselle avait raison. Montausier fut préféré, en 1668, à La Rochefoucauld pour être gouverneur du Dauphin, et il s'acquitta fort bien de cette charge, admirablement secondé par Bossuet et par Huet;

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Nous avons déjà laissé paraître notre opinion sur Montausier et sur sa femme dans la Jeunesse de madame de Longueville, chap. 11, p. 171.

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tous leurs soins aboutirent où mènent d'ordinaire les éducations à grand appareil le Dauphin sortit de leurs mains très-instruit, mais très-médiocre, poli et effacé, sans vertus et sans vices. Cependant Montausier a été, si l'on veut, un bon gouverneur de prince. Mais, quand on sait ce que nous tenons de madame de Motteville et de Mademoiselle, on ne se peut empêcher de sourire en lisant dans Segrais que Montausier est l'original du Misanthrope. Rien de plus naturel assurément que cette conjecture, et, en la faisant (Mémoires anecdoctes, p. 72), Segrais était l'interprète de toute la société de son temps; nous ne prétendons pas même que le grand comique, abusé comme son siècle, n'ait pas, effet, pensé à Montausier lorsqu'en 1667 il composait le personnage d'Alceste, car, ainsi que nous l'avons remarqué ailleurs', Molière n'a dit son secret à personne; mais, à ne considérer que la vérité des choses, quel Alceste, bon Dieu, que ce partisan effréné du pouvoir absolu, qui veut qu'on bâtisse deux citadelles à Paris pour contenir le peuple, et qui, avec ses grands airs d'austérité, rivalise avec sa femme pour servir les plaisirs du roi! Montausier était honnête homme, mais il était ambitieux. Comme, en outre, il était grondeur et bourru, surtout avec ses inférieurs, ces défauts semblaient repousser l'apparence même des vices de cour et promettre des vertus qu'il avait très-réellement, mais qu'il gâtait à la fois par leur faste en public et par de secrètes complaisances. Madame de Longueville, retirée du monde, mais qui connaissait à fond le mari et la femme, et qui avait beaucoup aimé celleci dans sa jeunesse, les juge à merveille dans sa correspondance intime avec une autre solitaire, leur commune amie, madame de Sablé : « En vérité, dit-elle, ils mettent les gens au désespoir, car ils relèvent «< tout ce qu'on fait, et ne content rien de tout ce qu'ils font... —Que << dites-vous du gouvernement de M. le Dauphin, et de la mortification qui est venue troubler cette joie; j'entends l'affaire de M. de Mon"tespan? Avez-vous fait des compliments là-dessus à madame de Mon<< tausier? Pour moi, ma pente alloit à ne lui en pas faire, car, à mon «sens, il ne faut pas la faire souvenir jamais d'un tel désagrément; « mais pourtant on m'a dit qu'elle prendroit peut-être mal mon silence; « ainsi je lui ai écrit trois lignes de galimatias. Quelqu'un a dit là« dessus une chose que je trouve bien, que c'étoit lui avoir mis de «la cendre sur la tête. En effet, c'est les faire souvenir bien dure«ment qu'ils sont hommes, cette nouvelle élévation pouvant fort bien « leur en avoir ôté la mémoire. Elle a dit que cela faisoit souvenir de

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La Jeunesse de madame de Longueville, chap. 11, p. 171.

«< ces gens qui triomphoient jadis et avoient, après leurs chars, des es« claves qui leur disoient des injures. Quelque pompeuse que soit cette <«< comparaison, j'avoue que la première partie ne me consoleroit pas « de la dernière, et que, de toutes les aventures qui peuvent arriver à « une vieille dame d'honneur, voilà la plus humiliante de toutes. >>

Malgré tout cela, l'apparence, qui est la reine de ce monde, a maintenu et maintiendra Montausier en possession d'une réputation de stoïcisme plus ou moins méritée 1. Pour qui connaît le dessous des cartes, le stoïcien, en lui, était surmonté du courtisan; mais il faut convenir aussi que ce courtisan possédait non-seulement des dehors stoïques, mais bien des parties de la plus solide vertu. S'il n'avait pas tout à fait l'âme d'Alceste, il en avait la tournure et le langage; et, encore une fois, Molière qui, en traversant la cour, n'en voyait guère que les masques, a pu très-bien emprunter à Montausier son ton et ses manières pour en parer son héros. Mais ce qu'il nous est absolument impossible d'admettre, c'est que Montausier ait pu lui servir à peindre l'adversaire du faux bel esprit et du genre précieux, l'amateur passionné de la naïveté et du naturel non, il n'y avait alors qu'un seul homme en France, avec La Fontaine, qui pût, à cet égard, servir de modèle à Molière, et c'était Molière lui-même. Loin de se moquer des précieux et des précieuses, Montausier en faisait partie. C'est un point qui ne peut être mis en doute. Tallemant n'a pu imaginer les détails suivants : « Il fait trop le métier de bel esprit pour un homme de qualité, ou, du « moins, il le fait trop sérieusement. Il va au samedi 2 fort souvent. Il a << fait des traductions; regardez le bel auteur qu'il a choisi! il a mis « Perse en vers français. Il ne parle jamais que de livres, et voit plus régulièrement M. Chapelain et M. Conrart que personne; il s'entête « et d'assez méchant goût: il aime mieux Claudien que Virgile; il lui « faut du poivre et de l'épice. Cependant, il goûte un poëme qui n'a ni « sel ni sauge, c'est la Pucelle, par cela seulement qu'elle est de Chape<< lain. » En vérité, le grand seigneur qui se plaît à vivre avec Chapelain

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'Madame de Sévigné, de frondeuse devenue un peu plus que monarchique, dit de Montausier, le 5 août 1677: « C'est une sincérité et une honnêteté de l'ancienne chevalerie. Voyez Massillon dans l'oraison funèbre du Dauphin; Fléchier, dans l'oraison funèbre du duc de Montausier; sa Vie par le jésuite Nicolas Petit, 2 volumes, en 1729, écrits sur les mémoires fournis par sa fille, la duchesse d'Uzès; l'Histoire du duc de Montausier, par Paget de Saint-Pierre, in-4°, 1784. On connaît aussi de Montausier plusieurs traits admirables dans l'éducation du Dauphin, et sa noble lettre à son royal élève sur la prise de Philipsbourg - Sur les assemblées du samedi, voyez Madame de Sable, ch. 11, etc.

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