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son cadet. Charles de Sainte-Maure, né en 1610, et que, du vivant de son frère, on appelait M. de Salles, du nom d'une des seigneuries de leur maison, avait suivi de bonne heure Hector de Montausier à la guerre; il fit avec lui la campagne d'Italie et celle de la Valteline, et, à sa mort, lui succéda dans son titre de baron de Montausier; et il lui eût également succédé dans le commandement de son régiment, que demanda pour lui le duc de Rohan, si, d'après le conseil de son oncle, M. de Brassac, le jeune officier n'avait mieux aimé rester dans l'arme de prédilection de la jeune noblesse, la cavalerie.

Mais son frère, en se faisant tuer à Bormio, lui rendit un bien autre service. Hector de Montausier, comme beaucoup d'autres jeunes gentilshommes d'esprit et de mérite, s'était fait présenter à l'hôtel de Rambouillet; galant et bien fait, il s'était épris de la belle Julie; il avait même été question de mariage entre eux; mais, par un pronostic étrange, quand tout semblait lui sourire, il avait prédit que ce mariage n'aurait pas lieu, et, voyant son jeune frère amoureux aussi de la même personne, il annonça, en partant pour l'armée de la Valteline, qu'il n'en reviendrait pas, et que son frère épouserait la belle demoiselle. Il paraît qu'en effet monsieur de Salles adora Julie d'Angennes dès le premier moment qu'il la vit, et que, même devenu baron de Montausier, il l'adora longtemps en silence avant de se déclarer. Il alla servir en Lorraine et en Alsace, montra la plus brillante valeur sous le grand-duc Bernard de Weimar, particulièrement au siége de Brissac et dans l'affaire de Cerné, où il prit trois étendards de cavalerie de sa propre main. Il fit ensuite la campagne d'Allemagne sous le maréchal de Guébriant en la qualité de maréchal de camp, et fut chargé du commandement de la haute et basse Alsace. Après la mort du maréchal, il resta dans l'armée du Rhin, et se trouva à la désastreuse bataille de Tudelingen, le 25 novembre 1643, où Rantzau, vaillant soldat et général médiocre, devançant la faute que Turenne devait faire deux ans après à Mariendal, et

■ t. J, p. 112 de l'édition de 1745, et la lettre 61, t. 1, p. 188 de l'édition de M. Ubicini.) A cause de cette ambition, madame de Rambouillet l'appela el rey de Georgia, sur la nouvelle qui vint qu'un particulier s'étoit fait rei de ce pays-là.» - C'est, du moins, ce que dit Tallemant, qui devait tenir ces anecdotes de la marquise de Rambouillet. T. II: «On avoit parlé autrefois de marier madame de Montausier à feu M. de Montausier, aîné de celui-ci. Il fit un étrange pronostic en s'en allant à la Valteline; car il dit à mademoiselle de Rambouillet qu'il seroit tué cette campagne-là et que son frère, plus heureux que lui, l'épouseroit..... M. de Salles, a son cadet, étoit devenu amoureux d'elle dès qu'il la vit; il y a apparence que son aîné n'ignoroit pas sa passion, et que c'est ce qui lui fit dire que ce frère, plus heureux que lui, épouseroit un jour mademoiselle de Rambouillet. »

ayant laissé ses divers quartiers s'établir, pour plus de commodité, trop loin les uns des autres, fut mis en pleine déroute par Charles IV, duc de Lorraine, et fait prisonnier, lui et ses plus braves lieutenants, parmi lesquels était le baron de Montausier. Au sortir d'une courte captivité, celui-ci revint à Paris, excitant un assez grand intérêt par son courage et son malheur, et il brigua très-vivement la main de mademoiselle de Rambouillet.

Après la mort de son frère, il avait laissé paraître ses sentiments, et il les avait ouvertement déclarés, dès qu'il avait été maréchal de camp et gouverneur d'Alsace. Sa principale qualité, comme militaire et comme amant, était une constance opiniâtre, et cette qualité-là manque rarement de réussir. La belle Julie eut beau dire qu'elle ne voulait pas se marier, l'amoureux et obstiné Montausier persévéra dans sa poursuite, et fit le siége de la dame selon toutes les règles, avec une ardeur à la fois habile et passionnée; d'une part, intéressant tout le monde à son amour, gagnant successivement toutes les amies de la noble marquise, mademoiselle Paulet, madame de Sablé, madame d'Aiguillon, faisant parler en sa faveur, d'abord Richelieu, puis Mazarin, plus tard la reine elle-même; d'autre part, agissant sur le cœur de Julie par tous les beaux esprits de sa cour, se faisant bel esprit lui-même, composant des vers pour elle, en faisant composer par tous les poëtes de sa connaissance, lui prodiguant les adorations publiques et privées, et lui adressant enfin cette fameuse Guirlande de Julie, «la plus illustre galanterie, « dit Tallemant, qui ait jamais été faite.» Elle est de l'année 1641. C'était, ou plutôt c'est encore1 un bel in-folio relié en magnifique maroquin rouge, et doublé de même, portant au dehors et au dedans le chiffre entrelacé de J.-L., Julie-Lucine. Le frontispice est une guirlande avec ce titre : LA Guirlande de JuLIE, pour mademoiselle de Rambouillet,

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On connaît trois exemplaires de la Guirlande de Julie. L'un, in-4°, est une simple esquisse, sans beaucoup d'importance. L'autre est un magnifique in-folio, avec les miniatures de Robert, la belle écriture de Jarry et la brillante et double reliure de Le Gascon; c'est le présent même que Montausier offrit à Julie. Tant que celleci vécut, elle garda précieusement ce gage de la galanterie de son mari. Il passa à sa fille unique, la duchesse d'Uzès; et, après bien des fortunes diverses, il est, grâce à Dieu, revenu aux mains de la noble famille. Montausier avait fait faire aussi, vraisemblablement pour lui-même, une copie de la Guirlande en format in-8°, sans les peintures de Robert, et où il n'y avait que les madrigaux de la main de Jarry, avec la même reliure que l'in-folio et au chiffre de Julie-Lucine. Après avoir été en la possession du duc de la Vallière, ce charmant manuscrit fut acquis, à sa vente, par M. de Bure, et, à la vente du dernier de Bure, qui a eu lieu en 1853, il a été acheté 3,000 francs par M. le marquis de Sainte-Maure, qui a bien voulu nous en laisser prendre connaissance.

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Julie-Lucine d'Angennes. Sur le premier feuillet est peint un zéphyr tenant dans la main droite une rose, et dans la gauche une guirlande de fleurs, au nombre de vingt-neuf, qu'il souffle légèrement sur la terre. Puis, viennent de nombreux feuillets, qui contiennent séparément les vingt-neuf fleurs peintes de la main du fameux peintre de fleurs, Robert, chacune accompagnée d'un madrigal admirablement écrit par Jarry. La plupart de ces madrigaux sont de Montausier lui-même, les autres, des poëtes de l'hôtel de Rambouillet, parmi lesquels ne se trouve pas Corneille, à qui, mal à propos depuis deux siècles, on attribue des vers de Conrart. Cependant Julie ne se rendait pas, et répétait toujours

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Les madrigaux dont se compose la Guirlande de Julie ont été bien des fois imprimés. La dernière édition est celle de M. Nodier, en 1826, dans sa Collection de petits classiques françois. Elle est faite sur celle de Didot, de 1784. Les principaux auteurs de ces madrigaux sont Chapelain, Gombault, Scudéry, Desmarets, Godeau, Colletet, Arnaud de Corbeville, Racan, Conrart et surtout Montausier. Ces poésies sont, en général, assez médiocres. Il est bien extraordinaire que, dans le Recueil de Sercy, qui est de 1653, et qui a été plusieurs fois réimprimé, notamment en 1657, du vivant de madame de Rambouillet, de M. et de madame de Montausier, et aussi de Corneille, les madrigaux de trois fleurs, la tulipe, la fleur d'orange, l'immortelle blanche, portent le nom de Corneille, t. II, pages 235, 238 et 242; tandis que, dans les éditions de la Guirlande venues longtemps après, il est vrai, mais faites sur le manuscrit de l'hôtel d'Uzès, ces trois madrigaux sont attribués à Conrart; et nous avons lu de nos yeux le nom de Conrart dans le manuscrit qui appartient à M. le marquis de Sainte-Maure. Il est donc temps de retrancher ces trois madrigaux des œuvres de Corneille, où on les a obstinément placés depuis le premier recueil des OEuvres diverses, jusqu'à la bonne et belle édition donnée par M. Parrelle dans la Collection des classiques françois de Lefèvre, en 1824. On ne fera aucun tort à Corneille, et on ferait quelque honneur à Conrart, en restituant à ce dernier quelques vers du madrigal de la fleur d'orange:

Je ne suis point sujette au fragile destin
De ces belles infortunées

Qui meurent dès qu'elles sont nées,

Et de qui les appas ne durent qu'un matin.

J'ose donc me vanter, en vous offrant mes vœux,
De vous faire moi seule une riche couronne,
Bien plus digne de vos cheveux

Que les plus belles fleurs que Zéphire vous donne.
Mais, si vous m'accusez de trop d'ambition,
Et d'aspirer plus haut que je ne devrais faire,
Condamnez ma présomption

Et me traitez en téméraire ;

Punissez, j'y consens, mon superbe dessein
Par une sévère défense

De m'élever plus haut que jusqu'à votre sein:
Et ma punition sera ma récompense.

qu'elle ne voulait pas quitter sa mère. Du temps de Gustave-Adolphe, elle disait qu'elle n'agréait d'autre amant que ce héros, dont elle avait le portrait dans sa chambre. Peu à peu, elle se prêta davantage aux hommages de Montausier, sans en être fort touchée. Elle n'était pas née pour l'amour, et n'en ressentait pas la plus légère atteinte pour son infatigable adorateur. Quand elle céda, ce fut de guerre lasse, pour « ne ་ pas fâcher sa mère, » dit Tallemant, et aussi, ajoute-t-il, parce que madame d'Aiguillon eut l'art de faire briller à ses yeux la perspective qui la pouvait flatter le plus : madame la comtesse de Brassac, tante de Montausier, ayant été première dame d'honneur de la reine, la marquise de Montausier y pouvait très-bien prétendre. « Je remarque bien, dit Tal<«<lemant, que c'est ce qu'elle souhaiteroit le plus au monde, et il n'y a « guères de femme qui y fût plus propre. » Toutefois, remarquons que Tallemant parle ainsi en 1657, et alors il avait parfaitement raison. Mais auparavant la conjecture ne s'applique pas, et nulle part nous ne voyons la moindre preuve, le moindre indice de l'ambition' que lui prête Tallemant. Elle avait bien en elle le germe de l'ambition dans le désir inné de plaire et de réussir; mais il fallut que Montausier déve. loppât ce germe. Julie se sentait faite pour l'hôtel de Rambouillet; elle s'y voulait consacrer; tout son cœur était là, Montausier ne lui inspirait que de l'estime, et elle ne pouvait parvenir à surmonter son aversion pour le mariage. Tallemant avoue «que, la veille même, elle était « aussi éloignée du mariage que jamais.

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Enfin, en 1644, en revenant d'Allemagne, Montausier résolut de tenter un suprême effort: pour complaire à la reine Anne, qui, comme on sait, était fort dévote, et la décider à faire une démarche toute-puissante en sa faveur, pour aplanir d'avance sa carrière, et ne laisser aux Rambouillet aucun prétexte de refus, il changea de religion, et de protestant se fit catholique, prétendant qu'on se peut sauver dans l'une et dans l'autre communion; mais, selon Tallemant, il se conduisit dans toute cette affaire « d'une façon qui sentoit bien l'intérêt. » De là les faveurs de la cour fort méritées, mais très-multipliées. La baronnie de Montausier fut érigée en marquisat par lettres patentes du mois de mai 1644. Comme Montausier avait montré autant de prudence que

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Montausier, comme par avancement d'hoirie, avait pris, ou, du moins, se laissait donner le nom de marquis avant 1644; on le donnait même à son frère, les petits titres se prenant alors assez arbitrairement, jusqu'au titre de duc, sur lequel ni les lois ni les mœurs ne transigeaient point. Toutefois, il est certain que le marquisat de Montausier n'est pas antérieur au mois de mai 1644. Voyez le père Anselme, t. V, page 2, où sont visées les lettres patentes portant érection de la baronnie de Mon

de courage dans le commandement de l'Alsace, on y joignit le gouvernement de Saintonge et d'Angoumois, qui, des mains de son oncle, M. de Brassac, passa dans les siennes, sans qu'il lui en coûtât rien 1. Sa tante, madame de Brassac, n'ayant pas d'enfants, il devint l'héritier présomptif de ses biens. Il réunissait sur sa tête ceux de toute sa maison. Le nouveau marquis était donc un parti fort considérable; il avait trentequatre ans, il était bien de sa personne, grand, d'une belle taille, d'assez bonne mine2. Julie ne put résister plus longtemps, et, à la fin de l'année 1644, elle consentit à épouser Montausier, mais en demandant encore que le mariage ne se fit que l'année suivante, après la campagne qui se préparait. La cour, qui voulait combler Montausier, l'avait destiné à commander sur le Rhin un corps séparé. Mais Turenne, qui devait commander en chef, s'opposa avec raison à cette division de l'autorité militaire; la chose en resta là, et Montausier demeura à Paris pour suivre son mariage; il n'alla point à l'armée, et n'assista ni à la triste bataille de Mariendal perdue par Turenne, ni aux terribles représailles de Nordlingen et à la victoire sanglante de Condé. Ce fut son beaufrère, Pisani, qui, accompagnant Condé, selon sa coutume, se trouva à Nordlingen et y périt. On lui prête ces mots avant de partir: «Mon<< tausier est si heureux, que je ne manquerai pas de me faire tuer, puis«< qu'il va épouser ma sœur 3. » Montausier était heureux, en effet : le juste refus de Turenne de lui laisser un commandement particulier le sauva des chances périlleuses de deux grandes batailles; la mort de son frère aîné l'avait délivré à propos d'un rival devant lequel il aurait dû se retirer, et celle de son futur beau-frère donnait à sa femme la principale partie de la fortune des Rambouillet. Cette fortune était un peu dérangée par les grandes dépenses de la maison; mais il suffisait d'un peu d'ordre pour la rétablir, et, avec la persévérance, l'ordre était une des vertus de Montausier. Le mariage eut lieu le 13 juillet 1645, mariage fatal, qui porta le premier coup à l'hôtel de Rambouillet, exila Julie en province, obscurcit ses grandes qualités par les défauts qu'il développa ou fit éclore, la précipita dans la cour et dans des honneurs bien chèrement achetés, où elle ne rendit aucun service réel à sa patrie, tandis qu'en demeurant auprès de sa mère, comme elle l'avait souhaité, elle aurait maintenu et accru, dans la société française, l'influence de l'hôtel de Rambouillet, l'empire des nobles goûts et des nobles mœurs.

Il faut le reconnaître : Montausier se montra digne des faveurs de la

tausier en marquisat. - 'Tallemant, t. II, page 243. Voyez les portraits gravés de Frosne, de Grignon, etc. Tallemant, t. II, p. 243.

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