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leur langue; et ils ont été, dit-on, à peu près aussi habiles sous le rapport de la syntaxe, bien qu'ils ne soient jamais parvenus à un système ni bien complet ni bien régulier1. Enfin les grammairiens arabes n'ont étudié aussi que leur idiome national, sans même le rapprocher, pour mieux s'en rendre compte, des idiomes sémitiques les plus voisins. Ils sont, dans les annales de l'intelligence humaine, relativement trèsrécents; postérieurs de cinq ou six siècles aux grammairiens grecs, ils le sont de douze ou quinze siècles aux moins aux grammairiens de l'Inde; mais ils n'ont pas connu leurs devanciers et n'ont rien pu retenir de leur héritage.

A tous ces égards, la philologie indienne se présente avec des caractères infiniment supérieurs. Son ancienneté n'est que le moindre de ses avantages. Ses aptitudes ont été merveilleuses, et elle a su profiter non moins admirablement des circonstances où elle s'est trouvée si heureusement placée. Elle est née tout entière, comme la philologie arabe, de livres sacrés; mais, bien mieux qu'elle, elle a porté l'étude assidue et passionnée de ces livres à une perfection inouïe. Elle a su être originale autant que les Grecs et les Arabes ont pu l'être chacun à part; et, sans dédaigner, comme les uns, les peuples limitrophes, sans être isolée naturellement, comme les autres, elle n'a rien appris de tout ce qui l'entourait, et elle a tout puisé à son propre fonds. Elle s'est peu occupée de syntaxe, quoique la syntaxe védique fût un digne sujet de ses investigations; mais elle s'est occupée d'étymologie avec une étendue, avec une justesse, avec une sagacité, auxquelles rien n'est comparable dans l'histoire de l'esprit humain, et qui aujourd'hui même nous confondent de surprise et d'admiration. La philologie contemporaine, comme on vient de le dire, en a reçu les plus précieux accroissements; les antiques travaux des brahmanes l'ont beaucoup éclairée sur les siens, et il est certain qu'elle ne s'attendait guère à rencontrer des instituteurs sur les bords du Gange et de l'Indus.

C'est là cependant ce que, nous devons avouer; et, devant des faits incontestables, il faut nous résigner à être modestes, du moins sous ce rapport, en nous disant que notre science philologique a bien d'autres côtés par où elle se relève. A cette supériorité incomparable des Indiens, il n'y a qu'une cause; ils ne sont pas mieux doués certainement que les Grecs; ils ne sont pas plus religieux que les Arabes; mais la

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M. E. Renan, Histoire générale des langues sémitiques, tome I, p. 354 et suiv. pense que, dans son ensemble, la grammaire arabe est au moins égale à la grammaire des Grecs, et il la trouve même beaucoup plus riche en considérations de syntaxe. C'est en faire un grand éloge.

langue qu'ils parlent est infiniment plus parfaite, et c'est elle qui rend possibles tous les progrès et toutes les découvertes. L'organisme des langues sémitiques a quelque chose de la sécheresse des climats où elles sont en usage. Le désert peut susciter de grandes pensées; il ne permet pas des études profondes et constantes. Les sensations qu'il éveille dans le cœur de l'homme sont trop uniformes, si elles sont solennelles, et il semble presque aussi impossible de les féconder que le sol même à l'aspect duquel elles ont surgi. Quant à la Grèce, la condition a été tout autre, mais elle n'a guère été plus propice. L'orgueil des Grecs pouvait bien s'imaginer que leur génie et leur langue étaient autochthones. Mais il n'en était rien, et c'était une pure illusion de la vanité et de l'ignorance. La langue grecque, toute belle qu'elle est, et même plus belle, si l'on veut, que celle qui lui avait donné jadis naissance, n'était qu'un fragment d'un système dont les Grecs n'ont jamais eu le moindre soupçon. En appliquant l'observation à leur langue, ils ne travaillaient que sur des débris, et leur sagacité, toute pénétrante qu'elle pouvait être, ne put suffire à reconstruire l'édifice entier. Les empreintes que gardait encore cette langue ne purent leur servir à refaire l'ensemble du tableau; et c'est là, à notre avis, une des causes les plus puissantes qui empêchèrent les Grecs de jamais bien comprendre l'étude de l'étymologie. Pas plus qu'eux les Indiens ne pensèrent à recourir à des comparaisons fécondes; mais la langue que les Indiens se bornaient à étudier formait par ellemême un système achevé; elle se suffisait; et, sous son organisme naturel, l'analyse eut bientôt découvert et séparé les éléments réels qui la composaient. La constitution tout entière de cet idiome était en quelque sorte transparente, et l'on peut douter que, sans cette ressource antérieure et toute spontanée, les grammairiens indiens eussent jamais pu accomplir les prodigieuses analyses que nous savons.

C'est là aussi ce qui explique cet alphabet, qui peut passer à bon droit pour être le seul où l'intelligence humaine ait bien compris ce qu'elle voulait faire, et où elle ait parachevé l'œuvre qu'elle avait entreprise, de classer systématiquement les articulations de la parole1. Si déjà ces articulations n'eussent été dans la langue, il est par trop évident que les grammairiens ne les eussent point inventées, et tout leur mérite, bien extraordinaire encore, a consisté à les extraire de cette mine où elles étaient contenues et mêlées. Les influences secrètes de ces articulations les unes sur les autres s'étaient manifestées dans la langue même que, par le seul enseignement de la nature, les Aryas s'étaient

Voir le Journal des Savants, cahier de janvier 1857, p. 46 et suiv.

faite, à une époque dont l'histoire n'a pas conservé la moindre trace, et les règles du sandhi existaient dans la prononciation de ces races privilégiées avant que l'observation des philologues brahmaniques ne vînt les en dégager. Les grammairiens indiens, travaillant sur un idiome admirable, qui ne datait que de lui-même, et qui était si étonnamment organisé, arrivèrent de bonne heure à en constater les mécanismes les plus fins et les plus profonds. La langue faisait en quelque sorte la grammaire, et la seconde n'a été si complète que grâce à la première, qui lui livrait des matériaux presque tout élaborés. Plus on étudie le sanscrit, plus on se convainc que le nom un peu emphatique par lequel il se désigne lui-même (sanscrit veut dire parfait) n'a rien d'exagéré. Il n'y a pas de langue qui puisse un seul instant soutenir la comparaison avec lui, et, s'il n'est pas parfait, il est bien près de l'être.

Il faut donc le reconnaître les grammairiens de l'Inde peuvent, à juste titre, passer pour les plus habiles du monde, et il faut que la science de la grammaire soit bien naturelle au génie indien, puisqu'il l'avait fondée d'une manière à peu près immuable dès l'époque des Prátiçákhyas, sept ou huit cents ans avant notre ère.

Nous pouvons voir maintenant quel est le système grammatical de ces singuliers ouvrages.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

(La suite à un prochain cahier.)

Clef inédite du Grand Cyrus, roman de Mlle de Scudéry.

CINQUIÈME ET DERNIER ARTICLE.

On comprend que nous ne pouvons ici donner tous les portraits que nous a promis mademoiselle de Scudéry: il faut faire un choix. Il nous semble qu'on connaît suffisamment par les deux historiens de l'Académie française, Pelisson et d'Olivet, trois personnages de l'hôtel de Rambouillet, que mademoiselle de Scudéry nous peint avec la com

1 Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril, page 209; pour le deuxième, celui d'octobre, page 633; pour le troisième, celui de novembre, page 689; et, pour le quatrième, celui de décembre, page 763.

plaisance de l'amitié, Godeau, Conrart et Chapelain; nous pouvons donc nous borner à signaler les passages du Grand Cyrus qui contiennent leurs portraits, sous les noms du Mage de Sidon, de Théodamas et d'Aristée; on les trouvera au tome VII du Grand Cyrus, p. 513, 528 et 541. D'un autre côté, Chandeville, le neveu de Malherbe, tout agréable qu'il pouvait être dans les salons de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, et quelques signes de talent qu'on puisse découvrir dans le peu de vers qui nous en restent, n'intéresse guère la postérité; et les rares amateurs de la littérature inférieure du xvII° siècle peuvent aller voir son portrait embelli et flatté dans ce même tome du Grand Cyrus, p. 536. Grâce à ces légers sacrifices, nous pourrons nous attacher davantage et consacrer cet article aux portraits de Montausier et d'Arnaud de Corbeville. L'un est absolument inséparable de sa femme Julie, et tient de toutes parts à l'histoire de l'hôtel de Rambouillet; et l'autre nous attire, parce qu'il a été, selon nous, un des hommes les plus spirituels de son temps, et qu'il nous semblerait équitable de relever sa réputation à l'égal de son mérite; tandis que celle de Montausier a besoin peutêtre d'être un peu réduite, et ramenée à une mesure plus vraie.

Charles de Sainte-Maure, d'une ancienne famille de Touraine, transplantée en partie dans la Guyenne au xvi° siècle, était le fils cadet de Léon de Sainte-Maure, troisième du nom, baron de Montausier, seigneur de Salles, etc. et de Marguerite de Châteaubriant. Il avait pour tante Catherine de Sainte-Maure, qui succéda, en 1638, à madame de Sénecey dans la charge de première dame d'honneur de la reine Anne, « dame de grand mérite, dit madame de Motteville', savante, modeste, vertueuse, » et dont le mari, le comte de Brassac, devint, à peu près vers le même temps, surintendant de la maison de la reine, ainsi que gouverneur de Saintonge et d'Angoumois; tous les deux dévoués à Richelieu, et qui remplirent à sa satisfaction les difficiles emplois qu'ils tenaient de sa confiance, sans blesser le cœur et sans avoir jamais cessé de mériter l'estime et même l'affection d'Anne d'Autriche 2. Charles de Sainte-Maure perdit son père de bonne heure, mais il trouva un guide et un modèle dans son frère aîné, Hector de Sainte-Maure, baron de Montausier, officier de la plus haute espérance, et qui promettait d'être un véritable homme de guerre, se distingua sous le maréchal de Thoiras, en 1630, dans les affaires d'Italie et à Casal, et servit si bien dans la Valteline, sous le grand-duc Henri de Rohan, qu'on lui envoyait le brevet de maréchal de camp à vingt-sept ans, lorsque,

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Mémoires, t. I, p. 159. Voyez Madame de Hautefort, ch. iv, p. 111, etc.

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à l'attaque de Bormio, où il fit preuve d'une rare vigueur, il fut blessé, le 4 juillet 1635, d'un coup de pierre à la tête, dont il mourut quinze jours après, emportant les regrets de toute l'armée et l'estime de son général. Les services et la mort glorieuse du frère aîné profitèrent à

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le Mémoires et lettres de Henri de Rohan, sur la guerre de la Valteline, publiés par baron de Zur-Lauben, Genève et Paris, 1758, t. II, p. 4 et 5. Dépêche du duc de Rohan à M. de Bouthillier, un des surintendants des finances, du 2 août 1635: « C'est avec un extrême déplaisir que je vous mande la mort de M. de Montausier. On ne l'a su sauver, ayant le cerveau offensé. Le roi y a perdu un fidèle servi«teur et un excellent homme de guerre. J'espère que Sa Majesté aura égard à ses « services en donnant à son frère son régiment. J'en écris à M. le cardinal (de Richelieu) pour le supplier de le lui bien vouloir procurer. Je vous conjure de m'être « favorable en cette poursuite. » P. 8, lettre du même à Richelieu : « Je vous ai im"portuné depuis peu pour le pauvre M. de Montausier (il avait demandé pour lui le brevet de maréchal de camp); maintenant que Dieu l'a retiré du monde, je « vous importune pour son cadet, me promettant que vous aurez souvenance des « services de l'aîné, et que vous le protégerez auprès du roi pour lui faire avoir le régiment: je vous en supplie très-humblement, vous demandant pardon de cette hardiesse; mais le mérite du défunt me fait espérer que vous ne prendrez en mauvaise part ma requête. » P. 9 et 10, le même à Servien, qui remplissait alors les fonctions de ministre de la guerre : « M. de Montausier enfin est mort de sa blessure à la tête c'est une perte indicible. Je supplie très-humblement M. le cardinal de l'encouvouloir procurer le régiment à son cadet.» P. 56, Servien à M. de Rohan : « Sa Majesté envoie un brevet de maréchal de camp à M. de Montausier pour

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rager à continuer ses services avec le même zèle qu'il a fait jusqu'ici.» P. 59, ré« ponse de Rohan à Servien : J'ai grand regret que le paquet que vous m'envoyez - pour le pauvre feu M. de Montausier ne l'ait trouvé en vie, etc. » P. 141, le même à M. de Bouthillier : « Je n'apprends point encore que le frère de feu M. de Montausier ait accepté le régiment; s'il demeure à la cavalerie, où il est maintenant et où M. de Brassac (son oncle) le veut retenir, il (le régiment de Montausier) seroit bien propre au vicomte de Melun, etc. » P. 146, le même à Richelieu : « Il n'a pas encore été pourvu au régiment de Montausier, son jeune frère désirant demeurer dans la cavalerie comme il s'y trouve. » On voit que, tout en demandant le régiment de Montausier pour Charles de Sainte-Maure, le duc de Rohan n'en fait pas d'éloge particulier : c'est le défunt surtout qu'il considère. Tallemant, t. II: «La guerre appela bientôt M. de Montausier en Italie. Il se jeta dans Casal et eut bonne "part aux exploits qui s'y firent. Il arrêta toute l'armée du duc de Savoie devant Pons. «dès, terre qui n'étoit pas en état d'être défendue..... M. de Rohan parle de lui la .... I comme d'un homme qui avoit beaucoup de génie pour la guerre. Son frère est un guerre... homme à se jeter dans un feu, mais il n'a point de génie pour reçut un coup de pierre à la tête, dont il mourut. On le vouloit trépaner: je ne le « souffrirai pas, dit-il, il y a assez de fous au monde sans moi. Ce cavalier étoit né pour la cour, il étoit bien fait et avoit l'esprit accort... Il étoit si ambitieux, qu'il «avouoit en riant qu'il n'y avoit personne au monde qu'il ne laissât pendre volontiers, s'il ne tenoit qu'à cela qu'il eût un royaume. (Voyez là-dessus une lettre de ■ Voiture à M. de Montausier, de Lisbonne, le 22 octobre 1633; c'est la lettre 46, 6.

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