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Peut-être n'a-t-on pas toujours tenu assez compte du Cratyle de Platon. Ce dialogue est beaucoup plus sérieux qu'il ne le paraît; et il ne faut pas prendre trop à la lettre les plaisanteries de Socrate et de ses interlocuteurs. Souvent cette fine ironie cache les pensées les plus graves, et les efforts de l'étymologie naissante méritent grande attention, tout impuissants qu'ils ont été. On peut trouver un peu étroite la question principale que se posent Hermogène et Cratyle, et que Socrate laisse indécise, à savoir la propriété des noms dans la langue grecque et le rapport des mots dans cette langue aux choses qu'ils expriment. La diversité des noms par lesquels une même chose est désignée dans des langues différentes démontre assez qu'il n'y a pas de mots propres au sens où Cratyle le prétend, ce qui n'empêche pas du tout l'essence des choses d'être immuable, ainsi que le veut Socrate. Mais, sous cette question, qui peut paraître trop limitée, et que les Grecs se seraient peutêtre autrement posée, s'ils avaient moins dédaigné les langues étrangères, il y a dans le Cratyle des questions d'un tout autre ordre, qui sont fort sérieuses. La propriété des mots, entendue d'une manière plus large, n'est pas moins que l'origine physique du langage; et c'est là certainement un des problèmes les plus intéressants que la psychologie et la grammaire philosophique puissent essayer de résoudre. La relation des mots aux choses varie dans toutes les langues; mais, dans toutes les langues aussi, on peut se demander si cette relation existe et quelle elle est.

Platon ne se donne pas pour le premier qui ait agité ces problèmes d'étymologie; et il atteste lui-même, soit dans le Cratyle, soit dans le Protagoras, que Prodicus, de Céos, le fameux sophiste, enseignait avec grand succès à la jeunesse athénienne ces curiosités grammaticales 1. Le Cratyle est le résumé des études de ce temps, et il est à peu près contemporain des Prâtiçâkhyas. Il est essentiellement étymologique, ce qui ne veut pas dire que, même à cette époque, on ne s'occupât que. de cette seule partie de la grammaire. Ce qui doit nous frapper le plus

C'est surtout en lisant ce dernier ouvrage qu'on peut voir l'uniformité singulière des idées des grammairiens grecs; les progrès ont été très-lents de Zénodote et d'Aristarque à Apollonius et à Hérodien son fils. La forme même de l'ouvrage de M. Grafenhan fait encore ressortir cette uniformité. 1 M. Victor Cousin, traduction de Platon, tome XI, Cratyle, page 3, et tome III, Protagoras, pages 76 et suiv. Dans le Protagoras, c'est Prodicus que Socrate appelle à son aide pour expliquer certaines expressions obscures de Simonide de Céos. Prodicus se montre fort exercé et fort habile sur la synonymie. Il faisait payer ses leçons très-cher et il avait beaucoup d'élèves.

dans le Cratyle, ce n'est pas la fausseté des étymologies, dont Socrate lui-même fait assez bon marché, c'est bien plutôt le vice de la méthode qui conduit à ces singuliers résultats. On dépense beaucoup de sagacité et de travail pour arriver à une explication tout arbitraire, et c'est bien plus un jeu d'esprit qu'une réelle étude. On part du sens des mots pour expliquer leurs formes, au lieu de s'en tenir à ces formes mêmes et aux éléments purement matériels dont elles sont composées. Sur la voie dangereuse qu'on suit, on arrive aux conséquences les plus incertaines, même quand elles ne sont pas tout à fait puériles; et c'est ainsi qu'on parvient à confondre deux mots aussi dissemblables qu'Astyanax et Hector, tout en remarquant qu'ils n'ont absolument de commun entre eux qu'une seule lettre 1. Les explications peuvent être fort ingénieuses; mais elles ne dépendent guère que du caprice de celui qui les hasarde; et des explications toutes contraires seraient également acceptables. On mutile les mots, on les dénature, on les raccourcit ou on les allonge; et, bien qu'on prétende qu'ils aient été imposés aux choses par la sagesse infaillible des législateurs primitifs, on les change avec une légèreté qui annonce trop peu de respect. L'autorité la plus haute que la Grèce reconnaisse en ces matières est celle d'Homère, et cette autorité tout humaine ne suffit pas à obtenir une réserve et une attention nécessaires. Les Grecs du temps de Périclès ont trop d'esprit et d'imagination; ils inventent au lieu d'observer. Ils entrevoient et devinent la science; ils ne la fondent pas.

Cependant, à côté de ces recherches aventureuses, il y en avait de plus régulières et de plus graves, qu'avaient commencées les sophistes, tant et si justement décriés en philosophie. On retrouve plus d'une trace de ces études dans Platon lui-même. Elles sont plus développées dans Aristote, son disciple; et le génie qui constitue la logique, la poétique et la rhétorique, jette parfois de vives clartés sur la grammaire. Les stoïciens suivent et accroissent ces exemples. Mais c'est surtout à Alexandrie que prospèrent les études grammaticales; et, en quatre siècles, elles parviennent à cette précision et à cette étendue que leur conserve Apollonius Dyscole, héritier des Zénodote, des Aristophane de Byzance, des Aristarque, des Denys le Thrace, des Tyrannion, des Didyme d'Alexandrie, etc. etc.

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On trouve dans Apollonius Dyscole, sous le règne des Antonins, la

Déjà Proclus avait fait cette remarque, et s'étonnait à bon droit d'un rapprochement de mots qui reposait sur des analogies aussi équivoques. Voir les scholies

de Proclus sur le Cratyle, publiées par M. Boissonade, p. 41 et 43.

grammaire tout entière telle que nous l'avons reçue et gardée dans nos écoles depuis le moyen âge et par l'intermédiaire des Latins, jusqu'à ce moment. Déjà, par les travaux de Denys, un siècle à peu près avant notre ère, la grammaire avait amassé assez de matériaux pour reconnaître et prouver qu'elle était un art distinct de tous les autres; et dès lors parut le premier système un peu complet sous le nom de Τέχνη γραμματική. Avec Apollonius, cet art atteint toute la perfection que le génie grec était capable de lui donner. L'ouvrage de M. Egger atteste que, pour ce qui regarde la syntaxe proprement dite, Apollonius en sait à peu près autant que nous en savons nous-mêmes aujourd'hui; ou plutôt, c'est à cette source que nous avons puisé tout ce que nous savons. Apollonius analyse profondément toutes les parties du discours; et, si ses théories sont parfois obscures, c'est à force d'être exactes, et elles sont bien rarement fausses. Il étudie les noms et leurs dérivés, leurs genres, leurs nombres, leurs cas; les verbes, avec toute leur conjugaison, qui est bien aussi une sorte de cas, comme Aristote l'avait déjà remarqué; l'article, le pronom, la préposition, l'adverbe, la conjonction, n'oubliant guère que l'interjection, qui se confondait avec l'adverbe dans les théories des Grecs 2. Apollonius étudie avec autant de soin quelques parties plus ardues de la grammaire par exemple, la formation et la composition des mots et les figures de mots, l'orthographe, les accents, les esprits, la quantité, la ponctuation et les dialectes 3.

Deux grands mérites qu'on ne peut refuser à Apollonius, c'est d'avoir compris mieux que personne, dans l'antiquité, la véritable nature de la grammaire, qui est avant tout une science d'observation, et le véritable rôle de l'étymologie. M. E. Egger a eu raison d'insister sur ces deux mérites, qui sont en effet considérables, et qui montrent que le génie grec, si dès lors il n'eût été frappé d'une irremédiable décadence, aurait pu devenir aussi exact que le nôtre dans le domaine de la grammaire. En étymologie surtout, Apollonius a complétement abandonné

1 M. Egger, Apollonius Dyscole. Il faut lire surtout les chapitres III, IV, V et VI, consacrés à la division et à la classification des parties du discours, et le chapitre VII tout entier sur la théorie générale de la syntaxe d'après le grammairien grec. 2 Cette remarque est de Priscien, XV, vii, t. I, p. 635; voir M. E. Egger, Apollonius Dyscole, p. 72. 'La classification des parties du discours remonte jusqu'au fameux Aristarque, antérieur de plus de trois siècles au temps d'Apollonius; mais Apollonius eut le mérite d'approfondir et de justifier cette classification. Il a consacré des ouvrages entiers à chacune des parties du discours séparément. On peut le voir dans le livre de M. E. Egger, p. 12 et suiv. chap. 1, § 2. Les ouvrages d'Apol

les fantaisies du Cratyle, et les tentatives qu'il essaye par une méthode nouvelle, si elles sont encore indécises, sont toutefois sur le vrai chemin. Il en arrive presque à distinguer, comme nous, dans la forme des mots, la racine, ou l'élément primordial, de la terminaison, qui n'en est qu'un élément secondaire. Mais, comme le dit fort bien M. E. Egger: « Apol<«<lonius commence cette analyse et ne l'achève pas 1. » C'est que, chez les Grecs, l'étymologie ne put jamais se racheter des erreurs de ses débuts; tout ce qu'elle put faire fut de s'en débarrasser, sans pouvoir atteindre à la vérité qui devait en tenir la place. Les Grecs, bien qu'en contact avec une foule de peuples, eurent le tort de ne point profiter de ce secours utile. Ils dédaignaient et ignoraient les langues des barbares, et ils ne songèrent point à les comparer à la leur. Selon toute apparence, Apollonius ne savait pas le latin2, ou, du moins, rien ne peut faire soupçonner, dans ses ouvrages, qu'il ait jamais pensé à faire au latin le moindre emprunt pour faciliter ou pour éclaircir ses théories sur la formation des mots. A plus forte raison, Apollonius ne songea-t-il jamais à la langue de l'Égypte, où il était né et où il vécut3.

Ainsi, la philologie chez les Grecs, en la prenant dans ses caractères les plus généraux, fut essentiellement logique; et, sous ce rapport, elle a une rare valeur; mais, sous le rapport de l'étymologie, elle est à peu près nulle. Tout en ne travaillant que sur leur propre langue exclusi

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lonius étaient au nombre de plus de trente; il n'en est parvenu que quatre complets jusqu'à nous. (M. Egger, Apollonius Dyscole, p. 3.) - Id. ibid. p. 302. C'était déjà beaucoup que de commencer cette analyse, et M. E. Egger va jusqu'à dire qu'Apollonius, sans avoir ni la profondeur ni la sûreté des nouvelles méthodes, en devance plus d'une fois les procédés, et semble en avoir pressenti quelques axiomes. Id. ibid. p. 300. Id. ibid. p. 50 et suiv. M. E. Egger va peut-être trop loin en disant qu'Apollonius pouvait nous donner une théorie de la parole, fondée sur l'examen comparatif des principaux idiomes en usage dans le monde alors connu. » C'est trop demander; et la philologie comparée, car c'est d'elle qu'il s'agit, ne devait être qu'un fruit beaucoup plus tardif de la maturité de l'esprit humain. Elle n'a pu naître que de nos jours; et le peu que j'ai dit plus haut doit suffire à le démontrer. Il fallait à la fois une longue élaboration de quelques grammaires particulières, et, entre les peuples civilisés, des relations nombreuses et profondes, que l'antiquité ne put jamais établir sur les bases où nous les voyons aujourd'hui. Quatre siècles après Apollonius Dyscole, Olympiodore, en commentant le Premier Alcibiade de Platon; fait quelques rapprochements entre le grec et le latin, comme des grammairiens latins en avaient déjà fait entre les deux langues. Voir le commentaire d'Olympiodore, édition de Creuzer, p. 158. Il paraît même qu'on allait au delà, et qu'on signalait l'identité de hepta, en grec, de septem, en latin, et de sapta, dans la langue des Indiens. Mais il y avait loin de cette observation particulière à une méthode générale, Voir aussi Philon, De mundi opif. p. 21, F. M. E. Egger, Apollonius Dyscole, p. 46 et suiv.

vement, les Grecs pouvaient faire bien davantage, comme le prouve de reste l'exemple des grammairiens indiens.

Après les Grecs, il n'y a que peu de chose à dire de leurs imitateurs les Latins. Sans doute le génie de Varron est admirable, et les six livres mutilés que nous possédons de son grand ouvrage sur la langue latine nous font bien vivement regretter la perte des autres; mais Varron n'a guère fait que suivre les grammairiens grecs, dont il avait écouté les leçons à Athènes. En général, il se garde bien d'innover; quand par hasard il le tente, il n'est pas très-heureux, et sa classification des parties du discours n'a pas réussi à remplacer celle d'Aristarque et de Denys le Thrace'. Il s'était beaucoup occupé de l'étymologie, à laquelle il avait consacré au moins trois livres, et qui, entre ses mains, fit quelques progrès. Cinq cent cinquante ans après Varron, Priscien n'est encore que l'écho des grammairiens d'Athènes et d'Alexandrie; c'est un disciple docile d'Apollonius, qu'il cite moins souvent encore qu'il ne te copie. Le livre de Priscien, placé sur la limite du monde ancien et du moyen âge, nous a été immensément utile; mais il ne nous a rien appris que les Grecs n'eussent pu tout aussi bien nous apprendre.

On peut donc confondre sans injustice les Latins avec les Grecs, et rapporter à ces derniers la gloire de presque tout ce que nous a transmis l'antiquité classique.

On doit également ici ne toucher qu'en peu de mots la philologie arabe, bien qu'aux yeux des juges les plus compétents elle soit digne d'attirer l'attention de la science moderne 3; mais c'est un sujet trop obscur encore, même pour les hommes spéciaux. Tout ce qu'il nous importe de constater, à notre point de vue, c'est qu'elle est profondément originale et qu'elle est sortie tout entière du Coran, dans le premier siècle qui suivit l'hégire. Les grammairiens arabes n'ont rien emprunté ni aux Syriens ni aux Grecs, et l'analyse du langage, telle qu'ils l'ont conçue, leur appartient en propre. Ils ont mieux compris que les Grecs ce qui regarde l'étymologie, grâce à la constitution même de

M. T. Varro, De lingua latina, VIII, XLIV. Varron divise les mots en quatre classes, selon qu'ils ont des cas et des temps. M. E. Egger a condamné justement cette théorie (Apollonius Dyscole, p. 73). Elle n'a eu, d'ailleurs, aucun succès dans l'antiquité, et on ne voit pas que personne l'ait empruntée à Varron. — 2 M. E. Egger, Apollonius Dyscole, p. 43, et p. 305, où les services rendus par Varron à la science étymologique sont défendus contre quelques critiques. M. E. Renan, Histoire générale des langues sémitiques, t. I, p. 354 et suivantes. L'histoire de la philologie arabe, aujourd'hui si peu avancée, sera certainement plus tard une des études les plus curieuses de la philologie comparée.

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